C’est bon d’avoir des frères

Au Burkina Faso, il y a un ami que nous n’avons pas vu depuis longtemps, mais à qui je pense souvent, Noumassi Tiaho. Il n’est pas bavard, il est forgeron. Son prénom, si je me trompe pas, signifie en bwamu, sa langue natale, « C’est bon d’avoir des frères ».

« C’est bon d’avoir des frères », disait aussi mon frère Christophe, et il a même imaginé utiliser la formule comme titre pour un spectacle, et je ne suis pas sûr qu’il ne l’ait pas fait.
C’est bon d’avoir des sœurs, et des frères, et de voir comme lui et grâce à lui, à quel point nos frères et nos sœurs sont nombreux, frères et sœurs de sang, de cœur, d’ici et de là-bas. Une grande famille fut aussi l’un des ses premiers titres de spectacle.
C’est bon d’avoir des frères, et ça fait pleurer quelquefois, dans un mélange inextricable de chagrin et d’amour.

Au ras des pâquerettes

Aurel et ses environs offraient aux petits Parisiens que nous étions un luxe de bestioles passionnant par sa variété : arbres, brins d’herbes, rochers grouillaient de vies authentiquement minuscules.

Mais avant de considérer des créatures plus exotiques, à tout seigneur tout honneur, il faut reconnaître qu’au premier abord c’était l’abondance de mouches qui nous impressionnait. En été, il fallait subir leurs attouchements indiscrets, et la plupart des maisons du village étaient décorées de rubans visqueux de papier tue-mouche où, engluées, elles agonisaient bruyamment. Bien plus tard, je m’en suis souvenu en lisant des propos attribués au sévère Martin Luther : « Je suis grand ennemi des mouches, quia sunt imago diaboli et haereticorum ; elles sont l’image du diable et des hérétiques. Lorsque j’ouvre un bon livre, les mouches accourent et se posent, se promènent dessus, comme si elles voulaient dire : “Nous sommes là et nous souillons ce livre de nos excréments !” »

Certaines de ces rencontres nous frappaient de stupéfaction : l’énorme chenille du grand paon de nuit, jaune vif moucheté de points bleu ciel, comme un jouet en caoutchouc, semblait échappée des forêts de l’Afrique. Le sphinx à tête de mort déniché sur la porte du château d’eau, acherontia atropos, portait un dessin tellement évocateur que l’on doutait qu’il fût naturel. Le sphinx colibri, dit aussi « caille-lait », qui butinait les fleurs sans jamais s’y poser, évoquait un oiseau sud-américain.

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Mûrier blanc

Ce n’est pas un Maure blanc
morus alba
mais l’arbre le plus exotique
d’une enfance
à dévaler l’été
les chemins caillouteux
ivre d’une liberté
inconnue dans nos villes

Toujours un arrêt
à l’ombre dense
sous le feuillage épais
d’un arbre trapu et courtaud
taillé en têtard ou cabasso
que je savais étranger

Le mûrier blanc
gorgé de sucre à l’été,
bonbons spontanés
arbre de cocagne
tachait le sol d’écarlate ou de pourpre
fruits rouges ou blancs saturés de chaleur
de guêpes et de bourdonnements
que personne ne se mêlait de manger
sauf les insectes, les oiseaux et nous

Le gentilhomme ardéchois
et résolument huguenot
écrivain d’antan
dont je fréquente souvent
le Théâtre d’agriculture
Olivier de Serres
acteur important
de son histoire
critique « la fade douceur » du fruit
et le réserve aux « femmes dégoûtées
enfants et pauvres gens
en temps de famine »

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Vigilance de Jean

Jean a attrapé, comme on contracte une maladie, l’idée que la mort ne survenait que dans un moment d’inattention, par un défaut de concentration, par une négligence coupable, depuis fume cigarette sur cigarette, boit café sur café, reste démesurément, fastidieusement attentif et éveillé, pour repousser les assauts toujours recommencés d’une distraction qui pourrait se montrer fatale.

Sous-bois : nom d’une fleur, anémone

Avant que ne jaillissent les feuilles des arbres, sauvage passagère du printemps, invisible dès l’été, toute une histoire éphémère fleurit, blanche ici, rosée, écarlate ou purpurine ailleurs, belle et frêle comme notre bonheur, pourvu que l’on baisse les yeux.

L’anémone prénommée sylvie comme un songe de Nerval constelle la clairière d’imaginations venteuses et décoiffantes. Anemone nemorosa, rose de mer, rose de Nemo, capitaine du Nautilus, enseveli dans son sous-marin au large de l’île mystérieuse ? Non, plutôt de nemus, « bois » en latin, bois sacré même, d’une sauvagerie surnaturelle, quelquefois visité par une divinité, anémone des bois.

Quel souffle visite en rase-mottes la plate-bande ? Éclose du vent selon la science antique, l’anémone tourne ses pâles pétales vers le soleil et les referme si une pluie trop violente menace ses tiges grêles.

Vénus pleurant sur le corps d’Adonis naaman aurait fait éclore magiquement du sang de son amant, comme bulles de pluie à la surface de l’eau écrit Ovide, ces fleurs de vent.

Transe express régionale

Après l’embarcadère nu
d’air, de pluie ou de vent battu
dans le train express régional
baptisé pourquoi donc, Rémi
comme l’orphelin de Malot
Brillant acronyme paraît-il
d’un Réseau de mobilité
interurbaine Centre-Loire
aux fuyantes nefs de métal
je vis l’odyssée rectiligne
du transport en commun sur rail

Mes voyages sont si fréquents
ludion humain pendulaire
petit migrateur déplumé
dormant ici puis là et là
que je ne sais plus quel trajet
est le retour, quel est l’aller

Je sais en revanche quel sens
de ce trajet fléché ainsi
qu’un vecteur de mathématique
est l’objet de ma préférence
sur la ligne Le Mans-Paris

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Un if

Un if
Longtemps rétif
à la poésie des conifères
des porte-aiguilles
qui me paraissaient
sinistres et stériles
j’ai marché jusqu’à l’if
« millénaire » de Jauzé
dans la Sarthe
entre ruisseau et bois
heureux et pensif

Sa présence ébouriffante
son tronc vrillé et fendu
l’écorce rougeâtre en écailles
l’importance sauvage
de sa ramure excluait
que l’on fasse fi de l’if

À dire vrai, l’arbre massif
et sombre au cimetière
ne portait pas de cônes
mais des fleurs petites
brunes anémophiles

Somme toute près de l’église
croissant aussi lentement
que houx ou buis
il rappelle aux morts
de l’ouest et du nord
ce que dit au sud
le cyprès d’Italie figuratif :
l’ombre noire du trépas
obscurcit le jour
mais subsiste l’espoir
qu’il ne triomphera pas
toujours de l’amour

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À la place Maubert

Plan de Merian

Un enfant de dix ans
en mille neuf cent soixante-quatorze
rêve en marchant
marche en rêvant des récits
lit en marchant
sous son gros cartable
et traverse la place Maubert
pour aller au collège
tout là-haut
en haut de la Montagne-Sainte-Geneviève
Il rêve tellement qu’il faut
le lester pour empêcher
qu’il ne s’envole
ou se dissipe en fumée

Contribue à l’ancrer
L’Anglais par l’illustration
sixième, paru chez Nathan où deux enfants
John and Betty Wilson semblent
tout droit sortis de La Cantatrice chauve
d’autant plus que le manuel est complété par des disques souples
à jouer sur un tourne-disque
où tout le monde parle
de manière exagérément articulée

L’enfant revient sur la place le samedi
pour le marché
le fameux marché de la place Maubert
et l’arpente de long en large
s’ébaudit des gibiers à poil et à plume
écartelés aux devantures des bouchers
et surtout cherche
avec une obstination d’avare
les patates
les carottes
les clémentines
les moins chères
ce qui lui donnera plus tard
le goût de la générosité irréfléchie

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Surcroît de noisetier

D’abord champêtre
bucolique, à la Virgile
car la bergère
Phyllis aime à reposer
sous le coudrier
corylus avellana
occupe un chapitre rustique
du Théâtre d’agriculture
d’Olivier de Serres

C’est si simple
si familier
la coudraie
son ombre légère
et translucide
d’un vert tendre
jeune, nervuré, gaufré
tendu sur des gaules souples

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Ma vie dans les librairies

Librairies

Une fois ou cinquante fois, ici ou là, je suis allé dans une de ces librairies, parfois intimidé ou hésitant, comme à un premier rendez-vous, toujours un peu ému et souvent heureux comme un enfant le soir de Noël. Étaient-ce pour moi des temples dont les libraires auraient été les desservants ? J’ai erré dans la forêt des signes, fouillé, trouvé de véritables cartes au trésor, et régulièrement eu des vertiges en achetant des livres qui n’étaient pas du tout dans mes moyens. J’y ai dédicacé mes romans à des poignées de lecteurs qui étaient surtout des lectrices : « Vous savez, moi, les romans, c’est surtout ma femme qui… »
J’y ai quelquefois lutté contre une tristesse noire en achetant un livre, Le Mal des fantômes de Benjamin Fondane, par exemple. Je veux bien avaler toute la tristesse du monde tant qu’il y a la force de la beauté. Chez un bouquiniste des quais de Paris, j’ai trouvé précisément plusieurs volumes du livre que je cherchais ce jour-là, Vie des grands capitaines français et étrangers de Brantôme.
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