Le pont traversé : Saint-Séverin

Une fois
le pont traversé
me hantent
un labyrinthe de vieilles rues
dans un rectangle
délimité par le quai
les boulevards
et la rue du Petit-Pont
qui devient rue Saint-Jacques

Depuis longtemps
je n’y suis pas retourné
Passé le pont
les fantômes vinrent
à sa rencontre

L’îlot Saint-Séverin
première expérience
de quartier
piétonnier à Paris
mil neuf cent soixante-douze
avec un succès mitigé

Une association de riverains
dénonçait la recrudescence
de malfaiteurs, de drogués
et d’oisifs dans Le Monde

Des touristes fatigués
déjà y consommaient
des succédanés
Ce mythe parisien
vanné, délavé, lessivé
regorge
de contes fabriqués
de fausses légendes
d’enseignes trompeuses

Pourtant au numéro seize
de la rue Saint-Séverin
Marcel Béalu, l’auteur
des Mémoires de l’ombre
dans sa librairie
« Le pont traversé »
animait la société
des amis de Max Jacob
avant de s’installer
rue de Vaugirard
dans une boutique
qui est devenue
un coffee-shop
sans gluten

Pourtant le théâtre
de la Huchette
dans la rue du
même nom
jouait toujours
Ionesco

Pourtant
La rue du Chat-qui-Pêche
inspira à une Hongroise
un roman sur l’immigration
de l’Est, paru vers
mil neuf cent trente-six

Pourtant là était
ma paroisse
Stupeur rétrospective
j’aurais un jour été
un paroissien ?
Drôle de paroissien

Là fut baptisé Huysmans
Là fut dite la messe pour Bernanos
Paroisse des étudiants
des voyageurs qui clouaient
un fer à cheval sur sa porte

Un pilier torsadé
rayonne de branches
qui portent la voûte

Enfance gothique
grise et pluvieuse
sous les gargouilles
Encore de la neige

Mais en effet
me suis sûrement confessé
pour la première fois
dans l’église Saint-Séverin
et ai fait là ma première communion
c’est presque sûr
après avoir été saoulé
d’un catéchisme mièvre
et parcellaire
Ai suivi là des messes
des funérailles peut-être ?

Jadis l’église Saint-Séverin distribuait
chaque année, un prix de vertu
aux cinq filles les plus sages
de la paroisse. En trouverait-elle
aujourd’hui le placement
dans ce quartier d’étudiantes ?
pleurnichaient Viollet-le-Duc
et Edgar Quinet

La légende dorée
de Séverin ressemble
à un collage hasardeux
Ermite en tout cas
des bords des Seine
il aurait soigné Clovis
avant de recueillir son
petit-fils Clodoald
que des oncles
voulaient assassiner

Plus exactement
depuis soixante-huit
la paroisse réunissait
les églises Saint-Séverin
et Saint-Nicolas-du-Chardonnet
Mais cette dernière fut envahie
en mil neuf cent soixante-dix-sept
par l’extrême droite catholique
que Vatican II hérissait
Schisme Lefebvre

J’avoue, j’ai été scout
à Saint-Séverin
avec Christophe, Vincent et Frédéric
dans un groupe mixte
Laurence, Céline, Isabelle
libéré du décorum paramilitaire
par les suites du même concile

Déjà, à l’époque
c’était anachronique
Hamster jovial de Gotlib
Les Frustrés de Brétecher
nous faisaient bien rire

Notre local était
si je me souviens
en sous-sol
dans l’ancien cimetière
qui jouxte l’église
ceint des arcades
d’un charnier médiéval
où l’on empilait jadis
les ossements

Nous ne savions pas
enfants encore
à quel point nous partagions
l’espace avec des morts

Une fois la grille du cimetière
passée, à nous les aventures
réelles ou imaginaires
toujours égalitaires
tentes sous la neige
famine dans la montagne
orage sur la falaise
bataille dans la forêt

J’en garde l’impression
que la beauté habite
dans l’inconfort

Autre souvenir paroissial
une représentation
du Petit Prince
de Saint-Exupéry
que je ne supporte plus
depuis ce jour
pas plus que les allégories

Aux scouts, spontanément
les garçons comme des loups
se battaient tous entre eux
à la loyale pour savoir
quelle place leur revenait
dans la meute

Notre aumônier
allait devenir
spécialiste de Descartes
Jean-Robert Armogathe
Nous apprenions à faire un feu
creuser des latrines
laisser les lieux comme
si nous n’y avions pas habité
excepté l’herbe couchée
Alpes, Aveyron, Ardèche

Christophe, Vincent
Frédéric et moi
Quand un adulte meurt
l’enfant qu’il avait été
vient soudain à nous
manquer aussi

Alentour, c’est vrai
il y avait des clochards
de la vinasse
du verre cassé
et des odeurs de pisse
Mais nous étions plus légers
et plus agiles que les
ivrognes querelleurs

On percevait
encore l’atmosphère
des quartiers
pauvres du centre de Paris
dévolus un temps
aux immigrés d’Algérie
du Maroc ou de Tunisie

Le pan-bagnat tunisien était meilleur
que le premier rouleau de viande
reconstituée graisseuse
à tourner sur une broche verticale
pour garnir un pauvre sandwich
dit « grec »

Nos jeux et nos imaginations
protégés par l’étroitesse
et l’obscurité des rues
épargnées par Haussmann
Christophe, Vincent
Frédéric et moi

J’apprends aujourd’hui
qu’en juin 1848, les insurgés
qui voulaient une république
plus sociale et moins bourgeoise
avaient envahi l’église
et sonné le tocsin

Ils barricadèrent les rues
comme avant eux les Ligueurs
menés par le furieux
curé Jean Prévost
comme après eux
les Communards fusillés sur place
ou Résistants de quarante-quatre

Juste après l’ancien cimetière
rue Boutebrie
comptez sur moi
pour en faire tout un fromage
la bibliothèque l’Heure joyeuse
née d’une fondation américaine
offrait aux enfants
depuis mil neuf cent vingt-quatre
un choix de livres et d’albums
revigorant

C’est là que nous découvrîmes
dessinés par Philippe Fix
Le Chef-d’œuvre de Séraphin
Séraphin contre Séraphin
Défense de lire Séraphin
Insurrection bricoleuse
et de guingois
contre la sévérité technocratique
du monde adulte
qui nous inspira

On se consolait
du catholicisme
en allant voir
des films de Fellini
ou de Buñuel
chez Frédéric
qui avait la télé
rue Saint-Séverin

Rue de la Harpe,
parmi les nombreux cinémas
aujourd’hui disparus
salles fantômes
spectres sur l’écran
j’ai vu à sa sortie
L’Ami américain de Wenders
et le cinéma m’a paru
un art neuf

Les cinémas sont passés
comme la parcheminerie
l’enluminure
les copistes
les libraires
les insurgés

Le Traité de versification
de Quicherat
mil huit cent trente-trois
cite avec mépris
des vers inscrits
à une porte du cimetière
Saint-Séverin
en rimes senées

Passant, penses-tu pas
Passer par ce passage
Où pensant j’ai passé ?
Si tu n’y penses pas

Passant, tu n’es pas sage
Car en n’y pensant pas

Tu te verras passé

Le Cinéma Styx
fleuve des morts
c’était au onze
rue de la Huchette

Christophe, Vincent
Frédéric et moi
Des marronniers
poussaient
près de l’église

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