Le pont traversé : Saint-Séverin

Une fois
le pont traversé
me hantent
un labyrinthe de vieilles rues
dans un rectangle
délimité par le quai
les boulevards
et la rue du Petit-Pont
qui devient rue Saint-Jacques

Depuis longtemps
je n’y suis pas retourné
Passé le pont
les fantômes vinrent
à sa rencontre

L’îlot Saint-Séverin
première expérience
de quartier
piétonnier à Paris
mil neuf cent soixante-douze
avec un succès mitigé

Une association de riverains
dénonçait la recrudescence
de malfaiteurs, de drogués
et d’oisifs dans Le Monde

Des touristes fatigués
déjà y consommaient
des succédanés
Ce mythe parisien
vanné, délavé, lessivé
regorge
de contes fabriqués
de fausses légendes
d’enseignes trompeuses

Pourtant au numéro seize
de la rue Saint-Séverin
Marcel Béalu, l’auteur
des Mémoires de l’ombre
dans sa librairie
« Le pont traversé »
animait la société
des amis de Max Jacob
avant de s’installer
rue de Vaugirard
dans une boutique
qui est devenue
un coffee-shop
sans gluten

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Zigzags

Autre façon
de retrouver un Paris
disparu ?

De bar en bar, peut-être
Davantage de café
que d’alcools
quelques petits calvas
mais plus de tachycardie
que d’ivresse

Dénichera-t-on
une autre vérité
en zigzagant ?

Ni café de Flore ni Procope
mais d’obscurs estaminets
Plus ils étaient sombres
inconfortables
étroits et enfumés
mieux c’était

On était
encore au temps du tabac
et escales
et feuillets sentaient
la fumée et
le cendrier

Des errances, de l’écriture
surtout des notes
dans des carnets
Des rendez-vous

Place Sainte-Catherine
Madame Renée, je crois
prononcez « Mâme Renée »
accueillait de grand cœur
Canaques de Paris
et joueurs d’échecs
Christophe m’y emmenait
parfois quand je traversais
la Seine vers le Marais
pour le retrouver

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Tangente

Jusqu’ici, resté sagement
sur les rails des trajets quotidiens
obligatoires, or

visible depuis le quai
Saint-Bernard
le loup dans sa cage
de la ménagerie
du Jardin des plantes
véloce coureur
des bois et des plaines
tournait et tournait
tournait en rond
au point
de creuser un sillon
circulaire dans son enclos

Toutes les nuits
dans la lueur des phares
obsédé, maniaque
tournait le loup
insomniaque

Un jour, on sait que
l’on est enfermé
que l’on réitère
que l’on rabâche

Le désir de dévier
des circuits obligatoires
vient lentement

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Perdu rue Saint-Louis-en-l’Île

Fantôme
comme trois pommes
rue Saint-Louis-en-l’Île
à l’âge où l’on
commence à aller
à l’école tout seul

Au départ
si petit
qu’on l’a remis
en cours préparatoire
par erreur
alors qu’il savait
déjà écrire

Nichée dans l’ombre
de l’église
mais publique
l’École de garçons
derrière un porche
comme un puits
tableau noir laïque
et coups de règle
sur les doigts
Édouard Bled
c’est tout dire
y a enseigné

L’instituteur raconte
la bataille d’Austerlitz
avec des trémolos dans la voix
Le roi Saint Louis
rend la justice sous le chêne
et meurt de la peste en Tunisie
Ah, ça ira avec le roman national

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Double rue Lagrange

« Or, l’ombre est en règle générale seulement
quelque chose d’inférieur, de primitif,
d’inadapté et de malencontreux,
mais non d’absolument mauvais. »

C. G. Jung

Faut-il que mon âme erre loin de moi ?
Quoi me reconduit
nuit après nuit
dans les rues
que j’ai hantées
jadis ?

La recherche du carrefour, du pont, de la rue
où soudain mon chemin aurait divergé ?

L’ayant franchi, j’aurais par erreur
sûrement, ou par obstination
dévié, divorcé
pris la mauvaise rue
celle des ombres

Je sors de mon île
par le pont au Double
Naturellement, un être malin
un doppelgänger malfaisant
me remplace
met ses pieds dans mes souliers
grimace à travers mon sourire

Ou un dibbouk s’accroche à moi
s’installe sur mon épaule droite
et me sussurre ses insanités

Deux deniers de péage
pour le traverser naguère
Et dans le tarot
le deux de deniers
est l’arcane
des choix incompatibles

Mais allons de l’avant
personne n’a rien choisi
Tout était déjà écrit

Allons de l’avant
sans laisser l’angoisse
sur nos talons
rattraper
l’un ou l’autre

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Rue de la Montagne

Cinq à six jours par semaine
pendant huit ou neuf ans
pardon pour l’imprécision
c’est si ancien maintenant
gravir une voie
aussi pentue et sinueuse
qu’un vieux chemin

Grimper
léger malgré le lourd cartable
pèlerin nain
silhouette ténue
dans le passé d’une rue
enfant puis adolescent

Remonter le temps
sur les talons
des escholiers d’antan
vers les gothiques
rois et reines
Francs, franchement
mystérieux et légendaires
vers le collège Henri IV
entrée rue Clotilde
puis le lycée Henri IV
entrée rue Clovis
Oh, le vase de Soissons !

Pourquoi Henri IV et cetera ?
Nul mérite personnel
juste une question
de découpage scolaire

L’enseignement y est
poussiéreux et brutal
à quelques exceptions près
sans pour autant
être effrayant

Puis soudain, c’est mixte
Les filles arrivent
la vie fleurit
et tout devient
plus intéressant

Depuis longtemps
c’est la rue de la Montagne-
Sainte-Geneviève

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« Son enfance, c’est son île »

Insulaire, un marmot attendait le jour où l’île larguerait ses ponts comme autant d’amarres inutiles, et prendrait le large, avec la cathédrale en vigie. « La forme d’un berceau » a remarqué Hugo, ou alors celle d’une nef ? Par chance, il n’y avait pas d’école dans l’île, sinon la maîtrise du chœur de Notre-Dame.

Comme d’autres sont d’un village corse ou kabyle, destin, hasard ou fatalité, j’étais un enfant de la Cité. D’ailleurs dans l’immeuble, hérité d’un ancêtre plus riche que nous, habitaient des grands-parents, oncles, tantes et cousins, comme en Corse ou en Kabylie. Il constituait le centre du cercle étroit et minéral où j’avais la liberté de me déplacer seul, sans donner la main.

Ce coin pouvait-il passer pour un vrai quartier ? Je n’en connaissais guère d’autres. Dans les années soixante et soixante-dix, je crois, la rue d’Arcole comportait encore une pharmacie, deux boulangeries, une boutique de décoration d’intérieur, un opticien, une marchande de journaux et de bondieuseries, trois ou quatre cafés dont le Tambour d’Arcole dont l’arrière-salle donnait sur la rue de la Colombe.

Peut-être une confiserie ? Lacunes de la mémoire. L’épicerie tenue par une famille de Vietnamiens se cachait rue Chanoinesse. Il n’y avait encore qu’un ou deux magasins de colifichets, babioles et pacotille : gargouilles en fausse pierre, tours Eiffel miniatures et cartes postales.

Ces années-là, on finissait d’expulser les familles les moins riches du centre de Paris, dernière étape d’un processus lancé un siècle auparavant. Certains de mes camarades de classe les plus drôles et les plus originaux déménageaient vers des quartiers tellement éloignés que je ne le voyais plus jamais. Mais nous restions accrochés à l’immeuble, comme des berniques sur leur rocher.

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À la place Maubert

Plan de Merian

Un enfant de dix ans
en mille neuf cent soixante-quatorze
rêve en marchant
marche en rêvant des récits
lit en marchant
sous son gros cartable
et traverse la place Maubert
pour aller au collège
tout là-haut
en haut de la Montagne-Sainte-Geneviève
Il rêve tellement qu’il faut
le lester pour empêcher
qu’il ne s’envole
ou se dissipe en fumée

Contribue à l’ancrer
L’Anglais par l’illustration
sixième, paru chez Nathan où deux enfants
John and Betty Wilson semblent
tout droit sortis de La Cantatrice chauve
d’autant plus que le manuel est complété par des disques souples
à jouer sur un tourne-disque
où tout le monde parle
de manière exagérément articulée

L’enfant revient sur la place le samedi
pour le marché
le fameux marché de la place Maubert
et l’arpente de long en large
s’ébaudit des gibiers à poil et à plume
écartelés aux devantures des bouchers
et surtout cherche
avec une obstination d’avare
les patates
les carottes
les clémentines
les moins chères
ce qui lui donnera plus tard
le goût de la générosité irréfléchie

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