Rue de la Montagne

Cinq à six jours par semaine
pendant huit ou neuf ans
pardon pour l’imprécision
c’est si ancien maintenant
gravir une voie
aussi pentue et sinueuse
qu’un vieux chemin

Grimper
léger malgré le lourd cartable
pèlerin nain
silhouette ténue
dans le passé d’une rue
enfant puis adolescent

Remonter le temps
sur les talons
des escholiers d’antan
vers les gothiques
rois et reines
Francs, franchement
mystérieux et légendaires
vers le collège Henri IV
entrée rue Clotilde
puis le lycée Henri IV
entrée rue Clovis
Oh, le vase de Soissons !

Pourquoi Henri IV et cetera ?
Nul mérite personnel
juste une question
de découpage scolaire

L’enseignement y est
poussiéreux et brutal
à quelques exceptions près
sans pour autant
être effrayant

Puis soudain, c’est mixte
Les filles arrivent
la vie fleurit
et tout devient
plus intéressant

Depuis longtemps
c’est la rue de la Montagne-
Sainte-Geneviève

Le collégien a
la tête farcie
d’aventures invraisemblables
Le Sphinx des glaces
et Les Misérables lui sourient
L’Anabase le balade
Voit-il les vieilles façades
ou arpente-t-il un paysage
purement imaginaire ?

La montagne est
sans cailloux qui roulent
ni pins sylvestres
Pas davantage
de sainte Geneviève
au sommet
Elle est partie
plus d’abbaye ni d’église
portant son nom
rien qu’une châsse
vide (je suppose)
à Saint-Étienne-du-Mont
où il n’entrerait pas
avant longtemps

Protectrice de Paris
Geneviève
est une statue
plus bas
au pont de la Tournelle
où Paul Landowski
l’érige en mil neuf cent trente-six
en sainte Phalle un peu fasciste
qui regarde vers l’est
Détail ?
Landowski, invité par Goebbels à Berlin
mil neuf cent quarante et un

Athée depuis peu
le collégien
grimpant, dévalant
la rue de la Montagne-
Sainte-Geneviève
sans ouvrir de porte
sans entrer dans les cours
sans savoir ce qui se cachait
derrière les façades

Ni jeune fille catholique
dans un studio équipé
d’un fragile doublevécé
chimique
Ni dojo vénérable
Ni poète oublié
dans sa mansarde
Raymond Datheil
Par exemple :
« Il n’y a qu’un pavé dans la ville
Et tous les hommes y trébuchent
Il n’y a qu’une girouette
Elle affole tous les oiseaux
Il n’y a qu’une larme au monde
Elle brûle dans tous les yeux. »

Remontons depuis la place Maubert
Plaque Poétique de l’espace
Saint Bachelard, priez pour moi !
Rue Basse-des-Carmes
Puanteur des vestiaires
lors des séances de judo
encadrées par de vrais fliques
Combien pas pressé
de passer
par les métamorphoses
sudorifères et pileuses
de l’adolescence

Restaurant argentin
Boutique indienne
de vieil hippie
momifié à l’eucalyptus
Éditeur russe
L’Archipel du goulag
Vendeurs de soupe
vietnamienne
ou scientologique
— Est-ce que vous avez
des problèmes ?

Passé la rue des Écoles
quincaillerie du souvenir
À gauche, aveugles et muets
les restes de l’école Polytechnique
dont il ignore
qu’elle a déménagé
sur le plateau de Saclay
Marchand d’alcools
Saint Apollinaire, secourez-moi
« Jean-Baptiste Besse »
poussiéreux cognacs
des siècles précédents
le fascinant

Café bar les Pipos
La patronne obèse
expose des pieds
qui ressemble à des
pattes d’éléphant

Jamais, il n’erre
cette persistance moutonnière
à suivre le même chemin
m’étonne aujourd’hui
sans doute
le temps était compté
le retard sanctionné

Mais il me revient
que sûrement
je préférais cette rue
à tout autre itinéraire
sa variété
et ses mystères

Enfant sage souvent
un peu fastidieux
est-ce pour conjurer
l’explosion de la famille ?
S’il fait le coup de poing
c’est vraiment
légitime défense
Jamais une grossièreté
ne franchit la barrière de ses dents
(style imité de L’Odyssée
qu’il prend très au sérieux)

Bar de l’iXe, plus tard
Intense coterie de lycéens
bavardant, complotant
marivaudant
Il a changé d’amoureuse
pour un temps
C’est l’époque
de Jacques Higelin
et mort subite du bébé
des jeunes tenanciers

Il étudie le latin et le grec
Il est « classique »
Blaise Pascal
enterré à Saint-Étienne-du-Mont
et Baudelaire le guident
Il a le cheveu long
comme Musset

Je me souviens soudain
que profitant du peu d’exactitude
des horloges
le collégien montait parfois
assez vite pour arriver
devant l’église
plus tôt
qu’il n’était parti
de la place Maubert
trichant solitairement
avec le temps
pour un sentiment de liberté
puéril et immense

Athlète satisfait
de victoires
imaginaires
Amoureux transi
d’une belle de son âge
affûtée et réfractaire
sa sainte et sa fée

S’il lui sourit,
c’est dans le reflet
d’une bibliothèque vitrée
N’ose s’asseoir auprès d’elle
de peur d’étouffer
de bonheur

Tout comme, au collège
après travaux
l’installation d’une nouvelle grille
sur la rue Thouin
dont les barreaux trop écartés
permettaient à l’enfant fluet
qu’il était
de s’échapper
comme il voulait
comte de Monte-Cristo !
Triomphe de la liberté
d’un demi-pensionnaire
« surveillé »
sans droit de sortie

Cependant
guère besoin
de la pratiquer
ni de plonger au-delà
vers les profondeurs inconnues
du quartier Mouffetard
où habitait la dame
de ses pensées
Dulcinée
(style quichottesque)
sauf quelquefois…

Finissons l’ascension
Poussons plus loin
Faufilons-nous
si vous voulez bien
entre les barreaux
comme deux collégiens
jusqu’au quatorze rue Thouin
pour admirer
(peut-être parce qu’il était appuyé
sur la muraille
de Philippe Auguste)
un immeuble si étroit
que personne ne peut
raisonnablement y habiter
sauf des fantômes
des êtres plats
comme ceux
qu’imaginait Roger Caillois
dans son Petit Guide
mais du Quinzième

Piétons de Paris
transparents
comme le fantôme
de ma jeunesse
qui continue
peut-être
à arpenter
la rue

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