Tangente

Jusqu’ici, resté sagement
sur les rails des trajets quotidiens
obligatoires, or

visible depuis le quai
Saint-Bernard
le loup dans sa cage
de la ménagerie
du Jardin des plantes
véloce coureur
des bois et des plaines
tournait et tournait
tournait en rond
au point
de creuser un sillon
circulaire dans son enclos

Toutes les nuits
dans la lueur des phares
obsédé, maniaque
tournait le loup
insomniaque

Un jour, on sait que
l’on est enfermé
que l’on réitère
que l’on rabâche

Le désir de dévier
des circuits obligatoires
vient lentement

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Perdu rue Saint-Louis-en-l’Île

Fantôme
comme trois pommes
rue Saint-Louis-en-l’Île
à l’âge où l’on
commence à aller
à l’école tout seul

Au départ
si petit
qu’on l’a remis
en cours préparatoire
par erreur
alors qu’il savait
déjà écrire

Nichée dans l’ombre
de l’église
mais publique
l’École de garçons
derrière un porche
comme un puits
tableau noir laïque
et coups de règle
sur les doigts
Édouard Bled
c’est tout dire
y a enseigné

L’instituteur raconte
la bataille d’Austerlitz
avec des trémolos dans la voix
Le roi Saint Louis
rend la justice sous le chêne
et meurt de la peste en Tunisie
Ah, ça ira avec le roman national

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Peuplier blanc

Je n’y croyais pas vraiment
au peuplier blanc
mais à Limoux
périple de vacances
dans un méandre de l’Aude
zone inondable également guettée
par la sécheresse et le déluge
ni chair ni poisson
mi-figue mi-raisin
près du club de canoë-kayak
en contrebas du Super U
il a surgi, inattendu
populus alba
évident, lumineux et nu
dans le soleil décembriste

Et comme Claudel
à Notre-Dame de Paris pour Noël
près du second pilier
à l’entrée du chœur
« En un instant, mon cœur
fut touché, et je crus. »

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Carpe diem ? « Cueille le jour » ?

Dites-moi ce que vous faites
de l’exhortation du vieil Horace
carpe diem quam minimum credula postero ?

Vous appliquez-vous
à cueillir le jour sans fonder vos espoirs
sur le lendemain ?

Obéissez-vous à Ronsard ?
« Vivez, si m’en croyez, n’attendez à demain :
Cueillez dés aujourd’huy les roses de la vie. »

L’effort paraît d’autant plus urgent
que le temps est compté
le mien, le nôtre
celui de l’humanité peut-être

Serions-nous
moins destructeurs
en nous penchant
plus tendrement
sur le présent ?

Félix Gaffiot
philologue du Doubs
me renseigne sur
les différents sens
de carpe

Je ne parle pas
du poisson
silencieux
mais du verbe latin
même si je prends bien note
que je serais peut-être
plus sage
de me taire

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Double rue Lagrange

« Or, l’ombre est en règle générale seulement
quelque chose d’inférieur, de primitif,
d’inadapté et de malencontreux,
mais non d’absolument mauvais. »

C. G. Jung

Faut-il que mon âme erre loin de moi ?
Quoi me reconduit
nuit après nuit
dans les rues
que j’ai hantées
jadis ?

La recherche du carrefour, du pont, de la rue
où soudain mon chemin aurait divergé ?

L’ayant franchi, j’aurais par erreur
sûrement, ou par obstination
dévié, divorcé
pris la mauvaise rue
celle des ombres

Je sors de mon île
par le pont au Double
Naturellement, un être malin
un doppelgänger malfaisant
me remplace
met ses pieds dans mes souliers
grimace à travers mon sourire

Ou un dibbouk s’accroche à moi
s’installe sur mon épaule droite
et me sussurre ses insanités

Deux deniers de péage
pour le traverser naguère
Et dans le tarot
le deux de deniers
est l’arcane
des choix incompatibles

Mais allons de l’avant
personne n’a rien choisi
Tout était déjà écrit

Allons de l’avant
sans laisser l’angoisse
sur nos talons
rattraper
l’un ou l’autre

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Femmes inupiaq, poème de dg nanouk okpik

Un kayak et quelques vers ont suffi pour que  j’éprouve la nécessité de traduire de l’anglais ce poème de la poétesse dg nanouk okpik (elle l’écrit sans majuscules), publié en 2022 sur le site poets.org, à lire ou à écouter ici en version originale Inupiaq Women. Curieusement, la version écrite et la version orale présentent quelques divergences. J’ai en général choisi la version orale, mais je suis pas sûr du dernier vers. Le Kobuk se trouve en Alaska.

Elle pagaie et fait glisser
son kayak, vers l’amont du Kobuk.
À l’aube,
elle dépasse les salines et
atteint l’eau vitreuse,  elle traque
cabillaud et saumon-chien,        la main sur la pagaie,
la main sur la pagaie,
et les rides de l’eau
resserrent les cordons
de sa parka. Un taffetas d’air froid
balaie ses joues, gercées de soleil
et de vent, marque des femmes inupiaq
qui pourvoient aux besoins de leurs jeunes familles.
En chair et en os, en Inuit, elle rayonne d’un amour austère
et extatique. Là, à genoux,
dans le cuir de phoque de son esquif enjoué,
ses obligations envers le village remplies,
elle sait sa place parmi les femmes du caribou.
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Si j’étais poète

Lisant Levez-vous du tombeau
de Jean-Pierre Siméon
la nécessité d’un débat
d’un parlement
d’une parlure
s’imposerait à moi
si j’étais poète

Si j’étais poète, donc
je commencerais par
descendre de l’escabeau
ou du piédestal
pour parler à niveau
juste une voix dans la foule
et tant pis si l’on ne m’entend pas
Il n’est plus temps
à parler de haut

J’aurais l’habitude d’ailleurs
d’habiter à peine plus qu’un silence
frêle expression d’un monde fragile
menacé de diverses destructions Continuer la lecture de « Si j’étais poète »

Rue de la Montagne

Cinq à six jours par semaine
pendant huit ou neuf ans
pardon pour l’imprécision
c’est si ancien maintenant
gravir une voie
aussi pentue et sinueuse
qu’un vieux chemin

Grimper
léger malgré le lourd cartable
pèlerin nain
silhouette ténue
dans le passé d’une rue
enfant puis adolescent

Remonter le temps
sur les talons
des escholiers d’antan
vers les gothiques
rois et reines
Francs, franchement
mystérieux et légendaires
vers le collège Henri IV
entrée rue Clotilde
puis le lycée Henri IV
entrée rue Clovis
Oh, le vase de Soissons !

Pourquoi Henri IV et cetera ?
Nul mérite personnel
juste une question
de découpage scolaire

L’enseignement y est
poussiéreux et brutal
à quelques exceptions près
sans pour autant
être effrayant

Puis soudain, c’est mixte
Les filles arrivent
la vie fleurit
et tout devient
plus intéressant

Depuis longtemps
c’est la rue de la Montagne-
Sainte-Geneviève

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Grimper aux arbres

Vieux singe
malgré mon âge avancé
je grimpe encore aux arbres
des quatre saisons
je rêve encore aux arbres
de nos enfances

J’ai au cœur
l’un des romans les plus poétiques
du siècle précédent
Le Baron perché
d’Italo Calvino
dans son cycle
« Nos ancêtres »
et pour ami
son héros
excentrique
Côme, baron du Rondeau

J’en ai parfois lu des extraits
à mes enfants
alors que nous étions tous
juchés dans un vieux charme

Il nous met en garde contre le figuier
Pour moi, charme, chêne, tilleul, cerisier
tout est bon
et j’y récolte résine de pin sur les mains
ou gomme de merisier
ou cerises
ou dattes
ou traces vertes
sur mes vêtements
du dimanche

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Le temps des lilas

Maintenant que nous entrons
dans les frimas
et qu’un vampire médiocre
m’a privé de l’odorat
est-ce le bon moment
pour parler du lilas ?

Voisin plutôt calme
vêtu d’un imper
vert sombre
on tend à ne remarquer
cet arbuste discret
qu’au printemps
quand il se pare de thyrses
embaumés et fleuris

« Ses belles et grandes fleurs
de couleur grix violent,
sentans bon,
parent longuement le jardin »
écrit l’ami Olivier de Serres
en son Théâtre d’agriculture

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