J’ai fait de cet immense travail une première lecture forcément hâtive sur un écran d’ordinateur, au cours de laquelle j’ai admiré le paradoxe manié comme outil fondamental de la pensée, une perspective neuve en matière de critique littéraire qui me fait penser au renversement apporté par les travaux de Pierre Bayard (Comment parler des livres que l’on n’a pas lus, etc.), une prose profonde et ample, une nouvelle vision de l’œuvre de Giono, et une relecture importante de l’histoire intellectuelle d’avant et d’après-guerre. Comment lire aujourd’hui un texte farouchement pacifiste publié en 1938 ? Quelle est la nature du lien entre un texte et le moment de son écriture ? Que se passe-t-il si l’on décale le temps de la lecture, si on lit un texte daté à la lumière d’autres développements plus contemporains ? Lire est-il une affaire sérieuse ?
La Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix dont l’importance a longtemps été sous estimée par la critique se situe pourtant au pivot de l’œuvre de Giono, entre deux manières (ou deux périodes) celle du panthéisme provençal (ce résumé grossier est de moi), à laquelle succède, après guerre et après l’inscription (injustifiée) sur la liste noire des écrivains collaborateurs, celle d’un néo-sthendalisme d’une grande habileté.
En relisant plus posément les deux volumes parus chez Euredit, qui reproduisent l’intégralité de la thèse d’Édouard Schaelchli, j’ai mieux perçu les multiples dimensions de la Lettre, en effet chaque chapitre de cette réflexion semble en épuiser la lecture, alors qu’elle se renouvelle au chapitre suivant, qu’il s’agisse du déchiffrement du contexte historique, des contradictions fécondes qu’elle présente (une lettre qui parle, une lettre écrite à ceux qui ne lisent pas, une lettre qui veut être un acte et non un texte), ou des diverses formes de dédoublement qu’elle initie. Plus qu’aucun autre, ce travail met l’accent sur le texte comme un véritable espace, espace de tensions, du moins est-ce ainsi que je le perçois, où un acte tente de se produire, et dont l’enjeu est efficacement éclairé par des références croisées et opposées, d’une part à Charles Péguy et d’autre part à Maurice Blanchot, et par quelques éléments biographiques choisis avec beaucoup de pertinence.
Enfin, le point d’où parle, d’où écrit Édouard Schaelchli, une position résolument décroissante, résolument favorable au retour à la terre, farouchement hostile à l’aliénation par les machines, ne fait pas l’objet de justification. C’est simplement le point fixe sur lequel il appuie sa pensée. Et cette assurance qui sert de base à son travail nous fait du bien.
Jean Giono. Le non-lieu imaginaire de la guerre
Une lecture de l’œuvre de Giono à la lumière de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix
Edouard Schaelchli
Date de parution : 1er octobre 2016
Editis
ISBN : 978-2-84830-211-9
16 x 24 cm
dos carré collé
2 vol. : 348 + 566 pages
PRÉSENTATION DE L’ÉDITEUR
C’est en partant de la Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix, et comme à travers elle, que cet ouvrage s’efforce d’élucider le « problème Giono » et d’échafauder une interprétation d’ensemble d’une œuvre qui, dans sa pluralité essentielle, ne cesse de dérouter la critique.
Il s’agit d’abord de lire cette Lettre trop souvent considérée comme un opuscule de circonstance, afin d’y puiser, en même temps que la force d’un message de paix, l’incertitude profonde d’une pensée qui s’enracine dans la crise qui conduisit Giono à l’espèce de folie à l’œuvre dans son action de pacifiste intégral, culminant dans le moment crucial de 1938. Il s’agit aussi et surtout de comprendre dans quelle mesure tout Giono ou le tout de Giono ne cesse de se construire à partir de ce point aveugle de son œuvre où, prenant conscience de ses contradictions, l’écrivain s’efforça de rendre la guerre impossible à tout jamais : moment de tension extrême que nous ne pouvons contempler sans nous sentir menacés des mêmes démons, et tributaires des mêmes contradictions.
Longtemps éclipsé par d’autres figures de la modernité – Blanchot, Camus, Sartre, Bataille –, Giono se dresse devant nous, comme un Sphynx, au seuil d’une post-modernité où les conséquences des grands événements du XXe siècle nous obligent à renouer avec « les inquiétudes » de Péguy – à réapprendre à lire des textes que l’Histoire, malgré son ironie, n’a pas tout à fait rendus illisibles.
Présentation de la thèse :http://www.theses.fr/2016BOR30002
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