L’injonction publicitaire, sociale et politique est là, solide et apparemment imparable : il n’y a pas d’autre moyen de vivre pleinement ses désirs et ses passions que de travailler à devenir riche, aussi riche que possible. Outre ses conséquences morales, écologiques ou sociales, cet impératif simpliste pose un problème sérieux ; comment s’enrichit-on rapidement quand les hasards de la naissance nous ont éloignés des ressources culturelles, éducatives et financières qui pourraient faciliter cette accumulation ? « II ne faut reconnaître d’autres forces que celles qui résident dans la matière ; l’ascèse morale, de même que l’honnêteté consistent à accumuler et augmenter ses richesses de toute manière, et à satisfaire ses passions. » résumait un syllabus catholique de 1864.
Seul en scène mais accompagné d’une forêt de portraits qui convoquent les parents ou les condisciples, Simon Pitaqaj incarne le jeune Arkadi, abandonné par les siens dans un pensionnat où il est méprisé. Pour son malheur, il s’appelle Dolgorouki, nom princier s’il en est, ce qui suscite malentendus et moqueries, d’autant plus que sa naissance est illégitime. Arkadi cependant puise des forces dans une idée qui l’obsède, devenir riche, et précisément aussi riche que Rothschild, non pour mener une vie fastueuse ou pour se venger des humiliations et des trahisons qu’il a vécues, mais pour être libéré par le sentiment de puissance que donne l’argent.
Questionnant Dostoïevski de textes en textes, Simon Pitaqaj, après L’Homme du sous-sol et Le Rêve d’un homme ridicule,adapte pour le théâtre des scènes de L’Adolescent, avant dernier roman de l’auteur, publié en 1875, entre Les Démons et Les Frères Karamazov, mais un peu moins connu que ces derniers, dans la traduction d’André Markowicz chez Actes Sud.
Dans l’adaptation de Simon Pitaqaj, ce récit s’entrelace avec un autre, celui de Moussa, enfant bien d’aujourd’hui, d’origine malienne sensiblement du même âge, victime d’une trahison paternelle et de mauvais traitements comparables. Moussa a fait des bêtises, et son père l’a emmené au Mali sous prétexte de vacances et l’a laissé dans une école coranique…
Ces vies parallèles à plus d’un siècle de distance s’éclairent et s’expliquent mutuellement. Elles nous rendent plus accessibles les tourments d’Arkadi, donnent de la profondeur à la tentation de l’argent facile qui traverse l’esprit de Moussa, et finalement jettent les bases d’une amitié anachronique qui aide à traverser ces abîmes de solitude juvénile.
Devant les murs un peu lépreux d’un pensionnat, entouré d’une galerie de portraits, la mise en scène et le jeu font vivre la manière dont les privations, les humiliations, et surtout le défaut d’affection nourrissent chez des âmes tendres, la colère, le ressentiment, les conduites dangereuses. Ils laissent deviner les conséquences des défaillances des pères, et remuent la question lancinante et interdite : mon père a-t-il jamais aimé ma mère, ou suis-je le fruit d’un hasard malheureux ? Énigme vertigineuse de l’origine à laquelle la mise en scène donnera une forme de réponse.
Les répétitions publiques avec des classes d’école primaire de Grigny, leur attention, leurs efforts pour savoir qui, de Moussa ou d’Arkadi parlait à tel moment précis, ont établi à quel point la proposition frappait juste.
Le Prince, au théâtre Dunois, du 19 au 30 avril 2022