La légende des saules du bord de Saône

Maurice Scève poète lyonnais raconte dans Saulsaye, Églogue de la vie solitaire (Lyon, 1547), la légende des saules du bord de Saône, manifestement inspirée par la métamorphose de Daphné dans Ovide, par l’intermédiaire de Jacopo Sannazar. Pourchassées par des satyres, faunes, sylvains et autres chèvre-pieds, les nymphes vont se jeter à l’eau. Pour les sauver, le fleuve, auquel elles donnent le nom antique d’Arar, « avec la barbe, et les cheveux mouillés,/ d’herbe, et de joncs sans ordre entortillés » gonfle et les transforme en bosquet de saules, la Saulsaye ou saussaie du titre. Cela donne l’occasion d’une belle poésie de la métamorphose. En voici le texte quelque peu modernisé pour faciliter la lecture.

Un jour parmi les genêts verts fleuris,
Maints Dieux ensemble, et en ce lieu nourris,
Joints avec eux Satyres demi-chèvres,
Faunes aussi trop plus légers, que lièvres,
Et les Sylvains hideusement cornus,
Et la plupart pour le chaud demi-nus,
Hors de tout hâle étaient tous à l’ombrage
Là, ou la Saône engraisse son rivage, 
Plaisant repos des prochaines forêts 
En maint endroit côtoyant ces marais.

Et ce pendant que la chaleur brûlante
Exercitait la cigale mourante
(Tout oiseau coi sur son feuillu ormeau)
En s’éballant jouaient du chalumeau.
Lors comme tous avec les doigts pressés
Cherchaient maints sons distamment compassés
Des instruments cloués de cire tendre,
Nymphes du lieu pour les voir, et entendre
Leur mélodie, ainsi que curieuses,
Se tapissant parmi haies feuilleuses,
Et forts halliers de ces plus prochains bois,
Prêtaient l’oreille aux résonants hautbois,
Qui de sonner, et bruire faisaient rage,
Tant que souvent elles prenaient courage
De s’approcher pour les ouïr de près :
Mais aussitôt se retiraient après,
Craignant qu’ainsi, ou bien pis, ne leur vînt
Comme à l’amie au Dieu d’Archade advint.
Et pour autant qu’assurément savaient,
Que tous tels Dieux les Nymphes décevaient,
Tachaient de loin au son d’eux s’éjouir,
Mais avec bruit, qui tôt les fit ouïr.
Par quoi ces Dieux lascifs les aperçurent : 
Et dans leurs cœurs occultement conçurent 
Un feu ardent, qui tant les étreignit
Au long aller, qu’en fin les contraignit
À convier ces Nymphes à danser.
Et pour à droit leurs désirs commencer,
Usèrent lors de voix lointaine et forte,
Les conviant, peu près, en cette sorte.
Approchez-vous, Nymphes de la contrée :
Venez ici dessus la verte prée 
À cœur joyeux, et vide d’amertume.
Venez danser, comme avez de coutume :
Car aussi bien avec nos flûtes lourdes
Chantons en vain à ces grands-forêts sourdes.
À cette voix les Nymphes effrayées 
(Qui à fuir s’étaient jà essayées)
Troussaient à coup leurs cottes pour la fuite,
Craignant ces Dieux, et leur soudaine suite :
Là en leurs cœurs pensaient à trouver lieu
(Si l’eut permis le Sort, ou autre Dieu)
Pour se sauver par les rocs droits et hauts :
Mais tout soudain ces Dieux jeunes et cauts
Avec doux mots leur fuite révoquèrent.
Et follement ces sottes s’appliquèrent
À les ouïr disant : Chassez la crainte,
Qui dans vos cœurs sans raison est empreinte.
Ici n’y a fraude pour vous séduire :
Ne chose aussi, qui bien ne puisse duire
À ce, qui est à votre honneur conforme, 
Bien que soyons d’étrange, et laide forme.
N’ayez peur, non. Nous ne sommes point nés
De loups, ni d’ours, ne tant infortunés,
Qu’offensassions personnes raisonnables.
Nous sommes tous, comme vous, convenables
À équité : Nous sommes Demi dieux,
Qui conversons avec vous par ces lieux.
Et pour autant venez ci sur la rive,
Ou la place est verte et récréative :
Et ce pendant qu’ensemble danserez,
Nous jouerons, et puis vous chanterez.
Légèrement ces jeunes filles lors
Eurent chassé toute crainte dehors,
Et toute honte auparavant montée
Dessus leur face à la fin éhontée 
Pour mieux se joindre à ces Dieux convoiteux,
Qui de chanter ne furent point honteux. 
Ainsi croyant (ô pauvres malheureuses)
Être auprès d’eux plus que bien assurées,
En carolant les mains s’entrelacèrent,
Et en dansant maints tours recommencèrent.
Aucunes fois, et selon les accords,
Branlaient les bras, jetaient en l’air le corps,
En se mouvant par alternatifs pas,
Sans séparer leur mesuré compas. 
Les instruments faisaient bruire la plaine.
Et quand ces Dieux étaient dehors d’haleine,
Conséquemment elles recommençaient
Autres chansons, et ensemble dansaient. 
Mais nonobstant que ces Satyres vissent 
Leur grand’ beauté, et leur doux chants ouissent :
Les membres blancs sous déliés atours,
Les claires voix en chantant à leurs tours
Ne purent onc les rendre pitoyables.
Car leurs désirs croissaient insatiables,
Buvant le feu de rage furieuse
Par les yeux pleins de soif luxurieuse :
Qui tellement d’une ardeur les altère,
Que d’un accord jetèrent tous par terre
Leurs instruments, et en un tel effroi,
Que tout à coup converti en déroi,
Toute sûreté, et toute paix brisée,
Et toute foi (que Dieux ont) méprisée,
Soudainement à courses travaillantes
Coururent sus à ces Nymphes tremblantes,
Comme les loups, qui nos brebis ravissent,
Quand en la plaine elles se réjouissent,
Et que nos chiens, et nous sommes au loin,
Ou que n’avons d’elles autrement soin :
Semblablement ces Satyres méchants
Couraient après les Nymphes par les champs.
Lesquelles, las, furent tant étonnées,
Qu’eussent voulu alors non être nées.
De leurs hauts cris les forêts remplissaient,
Auxquels les rocs piteux retentissaient,
Tant que ne cuide être si dur Tartare,
Ni de nature, et de mœurs si barbare,
Qui n’en eût eu compassion du moins
À les voir plaindre, et se battre les poings :
El mêmement qu’elles lors ne savaient,
Ou se sauver, et que secours n’avaient,
Étant autour la montagne trop droite,
Et d’autre part des rocs la voie étroite.
Par quoi voyant qu’elles n’avaient secours,
Ne retrait sûr, n’eurent autre recours,
Que cil, qu’on prend à son extrême affaire,
C’est de sa vie, et de soi se défaire.
Dieux supernels foudroyez de vos mains
Tels, non point Dieux, mais Diables inhumains.
Or tout espoir de secours mis arrière,
Les tristes, las, vinrent sur la rivière,
Se déchirant les cheveux, et la face,
Dont de leur sang faisaient rougir la place,
Criant Arar, de la Saône grand Dieu,
Pour leur aider en si dangereux lieu :
Aussi leurs sœurs liquides, et profondes.
Arar sortit la teste de ses ondes
Avec la barbe, et les cheveux mouillés,
D’herbe, et de joncs sans ordre entortillés,
Et toutefois ayant la larme à l’œil. 
Le fleuve aussi mu de pitié eut deuil 
De leur angoisse, et mort intempestive.
Et débordant s’enfla haut sur la rive,
Leur démontrant qu’ainsi haussant son cours
Son sein était leur extrême recours,
Ou s’achevait la fin déterminée 
De leur fatale et dure destinée.
Mais que leur vaut Arar avec leurs sœurs,
Qui de leur mort se tenaient pour tous sûrs ?
Là sur le bord de la rivière empeintes 
De mort prochaine ayant les joues peintes,
Et hors d’haleine étaient les Nymphes prêtes
Pour se noyer, et clinaient jà leurs têtes,
Quand tout soudain leurs pieds tendres roidirent,
Qui des orteils grand-racine étendirent,
En retardant tout court leurs pas courants, 
Leurs membres vifs subitement mourants.
De peu à peu (ô mortelle douleur)
Le corps perdit toute vive couleur :
L’esprit troublé çà et là frémissant
Se départit, le corps en bois croissant :
Et la chaleur perdit toute sa force :
Et le cuir doux devint très rude écorce :
Leurs blonds cheveux furent feuilles charnues : 
Les blanches mains en rameaux devenues.
Finalement firent cette Saussaie,
Dont par pitié il faut que deuil j’en aie.

Laisser un commentaire