La complainte de Laura Cross, héroïne virtuelle fatiguée

J’ai le visage rond et inexpressif, de petites lunettes, des cuisses fermes et des seins folâtres. Je suis agile, je sais manier à peu près toutes les armes. Pourtant, mon existence n’est pas sans mélancolie. Parfois, je ne réussis plus à commander mes gestes. Parfois je meurs, parfois des situations se reproduisent presque à l’identique. Des paysages reviennent, alors que je crois les avoir traversés et quittés. Le labyrinthe souterrain succède au labyrinthe souterrain, le temple en ruine au temple en ruine… Je cours, je saute, je me dissimule. Je tire sur mes ennemis, qui tombent, morts. Quand je n’ai plus de munitions, j’en trouve dans un coin, abandonnées par je ne sais qui. Je sens une volonté occulte et puissante derrière tout cela. Ce doit être celle de mon ennemi. L’espace est bizarre, répétitif, replié sur lui-même.
Parfois, j’ai un allié qui combat à mes côtés. Je sais qu’il doit me trahir un jour. Trop souvent, je suis seule. Quelquefois, il meurt.
Je fais face à des ennemis tous identiques, comme s’ils avaient été engendrés par une machine.
J’ai de plus en plus de mal à leur échapper. Ils sont de plus en plus difficiles à abattre. Leur maître est dissimulé quelque part dans les ténèbres. Il ne cesse d’accumuler des embûches sur mon chemin. Il agit partout sans jamais se dévoiler. Un jour, je serai en face de lui. Mais je suis seule. Pourquoi ces combats, sans cesse recommencés ?
Indicible mélancolie des créatures numériques !

Inverse de celle qui, dans le conte du vieil Ovide, sauva Daphné

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Inverse de celle qui, dans le conte du vieil Ovide, sauva Daphné de l’étreinte d’un dieu lubrique, cette métamorphose-ci fut suggérée à un arbre par Merlin l’enchanteur :
— Si tu veux, tes ramilles deviendront doigts ; ta rude écorce, peau douce et vivante ; ton fût, buste ; tes branches, bras et jambes ; ton faîte, tête chevelue ; le lierre et la mousse qui t’enveloppent, vêture. Tu te transformeras en homme mobile et nomade… La sève deviendra sang et coulera plus vite en toi. Le bruissement de tes feuillages se fera parole d’homme.
— Et mes racines ? demanda l’arbre.
— Ah non, pas de racines, tu erreras à la surface de la terre.
— Alors tant pis, je ne peux pas sacrifier mes racines, répondit l’arbre.
Et il demeura arbre, planté sur sa colline, sous les cieux changeants du monde.

Photographie de Pierre-Alain Touge

La complainte de l’arbre

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Est-ce que réellement j’habite le même pays que vous ? J’ai peine à croire que nos racines s’ancrent dans le même sol, que nos branches poussent dans le même air. Nous ne sommes pas faits du même bois. Je m’agite, je m’indigne, je bouillonne devant des spectacles qui vous indiffèrent. Je songe me déterrer, à m’exiler loin de vous.

Photographie de P.-A.Touge

Une sorte de début de roman pour juillet

Tout commence de manière plutôt anodine ; c’est dans la rue d’une ville ordinaire. On voit passer un individu trop grand, dont les enjambées font trembler le sol et dont le regard est impossible à soutenir. Il y en a un, puis deux, puis trois et d’autres encore. Leurs mouvements ont quelque chose d’imparfait comme si leurs corps n’étaient que des formes empruntées ou imitées. Est-ce que c’est une campagne publicitaire ? Une manifestation ? Personne ne réussit à leur parler ni à les arrêter. Manifestement ils ne sont pas d’ici, mais on ne sait pas d’où ils viennent ; on ignore comment ils ont surgi dans ce coin de l’espace. Peut-être observent-ils ; peut-être essaient-ils de se faire une idée, de rassembler des éléments qui leur serviront…
Un jour, ils lancent leur attaque. Les lampes et les écrans s’éteignent; les voix se taisent, les moteurs s’arrêtent, les avions tombent comme des pierres, les canons s’enrayent. Ils n’ont aucun mal à balayer les défenses qu’on leur oppose, ils anéantissent les résistances, brisent les volontés.
Finalement, ils réduisent les hommes en esclavage et les marquent d’un chiffre au front. Tout devient silence et soumission. La vie continue, mais il n’y a plus de décisions à prendre, plus de liberté. D’une certaine manière, tout est devenu plus simple.
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Deux pages d’un journal de 2005, temporairement

mercredi 2 novembre 2005
La potion que je sers est-elle trop amère ? Trop salée ? La date limite de consommation est-elle passée ?
Le fou d’écriture, le danseur de corde, l’avaleur de sabres, le cracheur de feu, il faut qu’il soit un cirque à lui tout seul… Il faut que l’écriture s’affranchisse et que la ponctuation erronée et faiblarde devienne le rythme véritable d’une nouvelle voix.
Mégalomanie mon amie… Où est passé le fou d’écriture ? On rapporte qu’il aurait existé… Qu’il serait passé par là… Le moine Citrouille amère s’est perdu sur les flancs du mont Fuji.
Quelqu’un a cru que cette grotte y menait.
Des gammes sans exigences et sans but, pur essai de virtuosité ?
Feuilles d’automne lissées au fer à repasser.
Quelque chose de brut, quelque chose de vrai ?
Suivez-moi de l’autre côté du miroir disait l’autre… N’oubliez pas d’éteindre la lumière quand vous serez sortis, quand la musique sera finie.
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Un jeu en forme d’exercice moral pour octobre

Le jeu de l’imposteur
Imaginez que vous êtes un imposteur. Dites-vous que la position que vous avez atteinte est usurpée. Figurez vous que tout ce que vous avez acquis est le fruit d’un vol. Persuadez-vous que l’estime qu’on a pour vous est imméritée. Faites le compte de vos mensonges et de vos infamies secrètes. Remémorez vous les moments de votre vie que vous avez préféré oublier.

Un texte inédit et passablement déplaisant, pour août

Ton visage n’est pas probant ; il est mou, inachevé, ni jeune ni vieux, difficile à reconnaître et difficile à mémoriser. La silhouette n’est guère caractéristique non plus… Tu es petit, mais pas assez pour que cela en fasse un signe distinctif.
D’où mon problème, sans doute… Pour l’instant les murs du centre et les médicaments t’ont tenu à distance, mais un jour, tu me retrouveras, je le crains. Tu te faufileras, tu passeras entre les barreaux…
La première fois que je t’ai tué, je devais avoir dix ans, au camping du bord de l’Ardèche. Tu m’as dit quelque chose, je parviens plus à me souvenir quoi, mais c’était désagréable et vexant ; certainement un truc grave, comme « Tu n’existes pas » ou « Tu ne mérites pas de vivre ». Nous étions sur la grève, au milieu des galets, maigres et gauches dans nos maillots de bain. J’ai ramassé une pierre, la plus grosse que j’ai pu, si grosse même qu’on a eu du mal à le croire par la suite. Je l’ai abattue sur ta tête, qui a craqué, qui s’est déformée sous le choc. La force du coup t’a jeté dans l’eau, gamin désarticulé, pauvre poupée. La pierre ensanglantée a fait un bruit mat en retombant sur les galets. L’eau a rougi. On a en parlé dans le quotidien régional, j’ai vu les articles jaunis, longtemps après.
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