Un jeu en forme d’exercice moral pour octobre

Le jeu de l’imposteur
Imaginez que vous êtes un imposteur. Dites-vous que la position que vous avez atteinte est usurpée. Figurez vous que tout ce que vous avez acquis est le fruit d’un vol. Persuadez-vous que l’estime qu’on a pour vous est imméritée. Faites le compte de vos mensonges et de vos infamies secrètes. Remémorez vous les moments de votre vie que vous avez préféré oublier.

Un texte inédit et passablement déplaisant, pour août

Ton visage n’est pas probant ; il est mou, inachevé, ni jeune ni vieux, difficile à reconnaître et difficile à mémoriser. La silhouette n’est guère caractéristique non plus… Tu es petit, mais pas assez pour que cela en fasse un signe distinctif.
D’où mon problème, sans doute… Pour l’instant les murs du centre et les médicaments t’ont tenu à distance, mais un jour, tu me retrouveras, je le crains. Tu te faufileras, tu passeras entre les barreaux…
La première fois que je t’ai tué, je devais avoir dix ans, au camping du bord de l’Ardèche. Tu m’as dit quelque chose, je parviens plus à me souvenir quoi, mais c’était désagréable et vexant ; certainement un truc grave, comme « Tu n’existes pas » ou « Tu ne mérites pas de vivre ». Nous étions sur la grève, au milieu des galets, maigres et gauches dans nos maillots de bain. J’ai ramassé une pierre, la plus grosse que j’ai pu, si grosse même qu’on a eu du mal à le croire par la suite. Je l’ai abattue sur ta tête, qui a craqué, qui s’est déformée sous le choc. La force du coup t’a jeté dans l’eau, gamin désarticulé, pauvre poupée. La pierre ensanglantée a fait un bruit mat en retombant sur les galets. L’eau a rougi. On a en parlé dans le quotidien régional, j’ai vu les articles jaunis, longtemps après.
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Encore un poème de Ginsberg et un supermarché

(Ça me fascine; j’ai bien l’impression que nous manquons de poèmes qui évoquent les supermarchés.)

UN SUPERMARCHÉ EN CALIFORNIE

Voilà ce qui me vient à ton propos ce soir, Walt Whitman, car j’ai arpenté les contre-allées, gêné par un mal de tête, et j’ai regardé la pleine lune à travers les arbres.
Fatigué et affamé, cherchant des images à consommer, je suis entré dans un supermarché aux fruits de néon, en rêvant à tes énumérations !
Quelles pêches et quelles éclipses ! Des familles entières qui font leur course en pleine nuit ! Des allées pleines de maris ! Les femmes dans les avocats, les bébés dans les tomates — et toi, Garcia Lorca… Que faisais-tu parmi les pastèques ?
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« The revolution will not be televised » de Gill Scott Heron.

LA REVOLUTION NE SERA PAS TELEVISEE

Tu ne pourras pas rester chez toi.
Tu ne pourras pas brancher, allumer et t’esquiver.
Tu ne pourras ni te défoncer à la poudre,
Ni aller prendre une bière pendant la pub,
Parce que la révolution ne sera pas télévisée.

La révolution ne sera pas télévisée.
La révolution ne sera pas sponsorisée par Xerox
Ne passera pas en quatre parties sans coupure publicitaire.
La révolution ne montrera pas d’images de Nixon sonnant la charge suivi par
John Mitchell, le général Abrams et le vice président Agnew
mangeant une panse de porc farcie confisquée dans un sanctuaire de Harlem
La révolution ne sera pas télévisée.
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« America », d’Alan Ginsberg

Il s’agit d’un poème que j’admire parce qu’il est drôle, parce que sa forme est ouverte et ne s’adonne à aucune circularité musicale de rime ou de sonorité, parce que c’est un poème qui marche et qui danse, toujours avançant, riant et mordant. Il y a sur un site anglo-saxon un très bel enregistrement où Ginsberg le récite et où le public rit beaucoup. (www.poetryarchive.org)

AMÉRIQUE

Amérique, je t’ai tout donné et maintenant je ne suis plus rien.
Amérique, deux dollars et vingt-sept cents, le 17 janvier 1956.
Je ne supporte plus mes pensées.
Amérique, quand mettrons-nous fin à la guerre humaine ?
Ta bombe atomique, tu peux te la mettre dans le cul,
Je ne me sens pas bien, laisse-moi.
J’écrirai mon poème quand je serai dans l’état d’esprit qui convient.
Amérique, quand deviendras-tu angélique ?
Quand te mettras-tu à nu ?
Quand regarderas-tu ta mort en face ?
Quant te montreras-tu à la hauteur de ton million de trotskystes ?
Amérique, pourquoi tes bibliothèques sont-elles pleines de larmes ?
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Un inconnu en mars

FIGMENTS

Un figment, en supposant que le mot puisse exister en français, ce serait, un bref récit poétique, ou un poème narratif de petite étendue. Tout en ressemblant au fragment, le figment serait plus nettement inventé et plus souvent complet. À la figue, bien sûr, il voudrait emprunter, la forme close et parfaite, le goût et la chaleur, la capacité à sécher et à se conserver. Cependant, il se garderait du sucre ; pour être concis, il vaut mieux être salé.

Père
Un jour, le père c’est une statue comme celle du commandeur, mais on le gifle à s’en meurtrir la main et il ne remue pas, il ne parle pas, il ne parle plus.
Un autre jour, le père, on mène une enquête et on s’aperçoit qu’il n’existe pas. Personne ne le connaît ; ses collègues ne se souviennent plus de lui. Ses traces se sont effacées, au point qu’on risque presque de disparaître soi-même.
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Votre Horoscope

Pour ces horoscopes-ci, ne vous fiez pas à l’arbitraire d’une date. Qui vous a dit que vous étiez né ce jour-là ? Écoutez le signe qui vous parle le plus nettement.

Lion
Vous reviendrez chez vous par le même chemin et pourtant le chemin sera différent ; sous les apparences de l’identique tout sera neuf.

Lys
La volonté occulte qui bridait votre espace et gênait votre mouvement, soudain se relâchera. N’opprimera plus. Nouvelle ampleur des gestes et nouvelle aisance de la respiration.

Vierge
Une commotion dans les étoiles a changé votre signe astrologique. Ce qui était écrit a été effacé, ce qui se pétrifiait redevient fluide.

Serpent
La malédiction qui transformait en or froid et muet tout ce que vous touchiez est enfin levée. À vous l’eau, le pain, la peau…
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La place du mort

Impasse des Lilas, rue du Pont, allée des Roses : blocs d’immeubles qui se ressemblent tous. Quand il ne s’occupe pas de l’entretien du jardin public, à côté de la bibliothèque municipale, il reste dans son studio du premier étage. Ou il regarde la télé, ou il la regarde, elle. Il en sait assez pour éteindre les lampes quand il l’observe. De sa fenêtre, il peut voir une partie de la cuisine salle à manger, avec la cheminée, et sa chambre quand les rideaux ne sont pas tirés. Elle habite dans le bloc d’en face, de l’autre côté de la rue. Elle est belle, bien sûr, elle a un visage d’ange d’église. Continuer la lecture de « La place du mort »