Un texte inédit et passablement déplaisant, pour août

Ton visage n’est pas probant ; il est mou, inachevé, ni jeune ni vieux, difficile à reconnaître et difficile à mémoriser. La silhouette n’est guère caractéristique non plus… Tu es petit, mais pas assez pour que cela en fasse un signe distinctif.
D’où mon problème, sans doute… Pour l’instant les murs du centre et les médicaments t’ont tenu à distance, mais un jour, tu me retrouveras, je le crains. Tu te faufileras, tu passeras entre les barreaux…
La première fois que je t’ai tué, je devais avoir dix ans, au camping du bord de l’Ardèche. Tu m’as dit quelque chose, je parviens plus à me souvenir quoi, mais c’était désagréable et vexant ; certainement un truc grave, comme « Tu n’existes pas » ou « Tu ne mérites pas de vivre ». Nous étions sur la grève, au milieu des galets, maigres et gauches dans nos maillots de bain. J’ai ramassé une pierre, la plus grosse que j’ai pu, si grosse même qu’on a eu du mal à le croire par la suite. Je l’ai abattue sur ta tête, qui a craqué, qui s’est déformée sous le choc. La force du coup t’a jeté dans l’eau, gamin désarticulé, pauvre poupée. La pierre ensanglantée a fait un bruit mat en retombant sur les galets. L’eau a rougi. On a en parlé dans le quotidien régional, j’ai vu les articles jaunis, longtemps après.

Je vous le fais en bref : psychiatrie, calmants, hôpital, hauts murs. Pourquoi ? m’a-t-on demandé, jusqu’à la nausée. La même grimace sur toutes les bouches : pourquoi ? Est-ce qu’on l’a demandé au soleil, haut et brûlant cet après-midi-là ? Est-ce qu’on l’a demandé à la pierre, si opportunément lourde ? Et toi, toi qui es mort ce jour-là, est-ce qu’on t’as demandé ce que tu avais bien pu dire ?
Des années grises : couloirs, dortoirs et salles de classe dans pensionnat spécial près de Bourg-en-Bresse. Les parents me rendaient visite certains dimanche, l’un après l’autre ; ils avaient fini par se séparer. Je croissais en taille ; étais-je guéri ? Heureusement, je ne te voyais pas dans mes songes, puisque je ne rêvais pas, grâce aux médicaments sans doute. Des années, puis il m’ont laissé sortir. Brève formation professionnelle, « maintenance des systèmes option véhicules personnels », c’est à dire mécanicien auto. La tête dans le coffre…
Une nuit, c’était sur une route de campagne, il tombait une pluie diluvienne. Il y avait là un réverbère et un abribus isolés, où j’attendais, parce que j’avais raté le car précédent. Tout d’abord, ce n’était que des phares, puis la voiture a dérapé sur la route mouillée et a glissé jusque dans le fossé.
C’était à quelques mètres de l’abri où je me trouvais, vraiment tout près. J’ai regardé avec étonnement le véhicule qui zigzaguait dans ma direction; je n’ai pas réagi. Oh, on n’y voyait pas beaucoup, ton visage n’était qu’une tache pâle derrière le pare-brise. J’ai compris quand la porte s’est ouverte et que tu es sorti en titubant ; je t’ai immédiatement reconnu, avec un haut-le-cœur de dégoût et d’horreur. C’était toi, il n’y avait pas de doute possible. Tu avais même une petite écorchure sur le front… Ce n’était pas fini. Je n’avais pas d’armes, mais j’avais un tournevis dans mon sac, un tournevis plutôt pointu. Je me suis d’ailleurs blessé la main dans l’affaire, longue, pénible, bruyante, salissante…
C’était la deuxième fois… Très destructeur pour moi la deuxième fois. La pire ! Jusqu’à ce moment-là j’ignorais que cela devait se reproduire, qu’il n’y avait aucun moyen d’en finir. Je ne savais pas que je resterai seul face à toi. On ne mesure pas l’horreur ; il n’y a pas d’unité pour ça.
Je t’ai remis dans la voiture, j’ai allumé un feu dans le moteur et je suis parti dans la nuit, le souffle court. Ça a flambé. Où avais-tu attendu pendant toutes ces années ? Au fond de quelle petite ville hideuse et insipide, peuplée d’êtres incolores ? Je préfère ne pas le savoir. Je titubais sur la route, sous la pluie ; j’avais mal à la main.
Par la suite, je m’en suis mieux tiré ; j’avais toujours un couteau, une petite scie et un sac poubelle avec moi. Je vous passe les détails.
Tu as à peu près le même âge que moi, ton visage présente une légère dissymétrie, pas très marquante, cependant, pas suffisante pour permettre de te reconnaître. C’est justement là qu’est le problème. Tu pourrais sans doute même te faire passer pour une femme…
Combien de fois ? C’est par temps de pluie, surtout, n’est-ce pas ?
Suis-je le bourreau, la victime ? Sommes-nous tous deux pris dans la même malédiction ? Il faudra que tu m’expliques comment tu fais de ton visage un masque, qui apparaît là où on l’attend le moins, qui glisse et disparaît, qui se surimpose sur un autre visage.

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