Mon premier souvenir de lecture, il me semble, remonte à un album du Père Castor, illustré par Gerda Muller, alors que je ne sais pas encore lire. Comme je tousse beaucoup, je reste au lit et je porte sur la poitrine un cataplasme à la moutarde. Dans mon souvenir, c’est un remède aussi inefficace que désagréable. Mon père pour me faire patienter me lit un conte dans un album.
C’est une histoire de petit tailleur breton bossu et de korrigans. Le mot « korrigan » me séduit ; il semble venu de loin, peut-être de la langue de Bretagne, il sent bon le roc et la bruyère. Les korrigans, minuscules et puissants magiciens, dansent la ronde des jours de la semaine, en l’accompagnant d’une petite chanson entêtante, et pourtant, ils n’en connaissent pas la liste complète que je sais déjà. Sans doute leur grand pouvoir est-il lié à cette ignorance mystérieuse. Sur les illustrations, ils ont l’air d’enfants espiègles, et seule la lecture permet de deviner à quel point ils sont dangereux
L’or des korrigans se change en charbon, si bien que la brûlure de la compresse de moutarde, la bosse du bossu et le charbon resteront durablement associés dans ma mémoire. C’est en Dordogne pendant les vacances, et la bronchite raccourcit ma respiration, mais la chambre disparaît, et je vois une lande semée de gros rochers tant l’illusion et le dépaysement suscités par le conte me transportent.
Une vie dans les livres