Deux monologues pour être un autre… Appropriation ?

Avec la complicité de Simon Pitaqaj, de la résidence d’auteur Le Caravansérail, du TAG de Grigny et d’Aïssata M.
Je me sens fragile et peu légitime, je connais mal Grigny. Je ne sais par où commencer. Je suis tenté de dire « En tant qu’Africaine, immigrée, femme, mère de famille isolée… » Mais je ne suis pas sûr que ça passe. On voit bien que ce n’est pas moi qui parle, que c’est une autre voix qui parle à travers moi, celle de l’héroïne dont les paroles se mêlent aux miennes. C’est difficile.
Comment Balzac aurait-il commencé ?
Honoré de Balzac à Grigny ? En tout cas, c’est un décalage intéressant. Soûl de café, Balzac aurait parlé de la ville, puis du quartier, puis de l’appartement, de ses meubles, et puis de mon héroïne, comme un zoom spectaculaire descendu du ciel, à travers les nuages.
En janvier 2021, Philippe Rio maire de Grigny, a été élu « meilleur maire du monde » par une association de Londres . En même temps, Grigny est passée première au classement des villes les plus pauvres. Elle dépasse sur le fil Aubervilliers, sans compter les villes de La Réunion — je ne sais pas pourquoi on ne les compte pas — qui battent tous les records de pauvreté.
Mais partons au Sénégal pour commencer.
Mon héroïne est fille d’une légende. On l’a appelée Sagar quand elle était enfant. Sagar, ça veut dire « Chiffon » en langue peule, oui, oui, un morceau de tissu qui ne sert plus à rien et qu’on jette. Mais contrairement à ce que vous pouvez penser, ce n’était pas méchant de donner le prénom « Chiffon » à cette petite fille peule, née dans le Fouta, au Sénégal… Parce que, vous comprenez, Il s’agissait de la protéger contre des forces obscures.
Mon héroïne, arrivée en France, elle pourrait dire :
— En tant qu’Africaine, immigrée, femme, mère de famille isolée, j’ai trop de choses à dire et les mots se pressent, s’embouteillent. Je ne sais par où commencer. C’est difficile.
En tant qu’Africaine, immigrée, femme, mère de famille isolée, on pourrait dire qu’elle est victime d’une chaîne de discriminations emboîtées les unes dans les autres, mais elle ne ressemble en rien à une victime.
— En tant qu’Africaine, immigrée, femme, mère de famille souvent seule, j’ai un bagage, je rencontre des barrages, je suis cataloguée, stigmatisée. Je porte un stigmate, c’est-à-dire une marque durable, une trace ineffaçable, un signe de douleur et d’élection, une blessure qui ne guérit pas.
Parce que je suis africaine, on fait parfois semblant de ne pas comprendre ce que je dis, on me fait répéter.
Parce que je suis noire, parce que je suis femme, il faut toujours que j’en fasse davantage si je veux être considérée à l’égal des autres.
J’ai travaillé comme assistante maternelle dans une crèche du 11e. Les enfants étaient blancs pour la plupart. Quand les parents me rencontraient, ils me demandaient si j’étais la cuisinière ou la femme de ménage. Puis, ils me voyaient leur petit dans les bras, et il n’y en avait plus que pour moi.
En tant que mère, si le père vient à manquer, quand est-ce que je me repose ?
J’aimerais qu’on cesse de stigmatiser les mères célibataires, les mères seules avec leurs enfants. Peut-être que l’éducation d’une mère est ce qu’on fait de mieux pour les garçons. Mon fils sait s’occuper du ménage et de la cuisine.
Il faut faire vivre les droits de l’homme et de la femme, il faut faire vivre l’égalité, pourquoi n’est-ce pas la priorité du gouvernement ?
Les « mamans courage », dirait Simon, moi je dis une « maman Hercule ». Il faut veiller à tout. C’est difficile.
Mes engagements politiques, associatifs sont nombreux, pour Grigny, mais aussi pour le Sénégal. Pour la première fois, cet été je suis restée longtemps à Dakar, parce que ma maman était malade, mais radio Grigny se rappelle à moi.
— Lutte contre la pauvreté : à Grigny, tous les maternelles bénéficient d’un petit-déjeuner gratuit à l’école…
— Deux frères tués à Grigny après une partie de cartes : « Je n’étais plus moi-même », concède l’accusé…
— Denzo, le « prince de Grigny », rappeur sans filtre et sans limite…
— Comment Grigny a réussi à exposer 223 œuvres de Banksy…
À Grigny, on passe chez moi pour que j’aide à lire un courrier, un mot de l’école, pour remplir un dossier administratif. Car il y a de nombreux parents qui ne savent pas lire, et pas assez de place dans les cours d’alphabétisation. J’essaye de faire une école des parents, avec la mairie et les enseignants. Les marques d’attention des parents, leur intérêt pour la vie des petits, à l’école et ailleurs, aident les enfants, c’est ce qu’ils demandent. Quand on ne les leur donne pas, ils font des bêtises. On organise aussi des sorties, parce que beaucoup sont enfermés chez eux. J’espère qu’en 2022 elles pourront reprendre
Mes enfants se plaignaient du nombre de gens qui passaient chez nous et du temps que j’y consacrais. Je répondais
— Je suis une maman universelle, une maman Univers, avec toutes les nationalités.
Et on en rigolait, avec mes enfants.
Une maman-Hercule !
Je me sens plus en sécurité ici, où j’ai passé quarante ans, qu’à Dakar, où les coupures d’eau, les coupures d’électricité sont fréquentes.
Paris-Dakar… Non, on ne parle pas d’un rallye. Dakar-Paris.
Être immigrée, c’est aussi « envoyer ». Tous les immigrés envoient au pays. Leur contribution doit être supérieure aux aides internationales. Toute ma vie, j’ai envoyé pour ma mère qui n’avait pas eu la chance d’apprendre à lire.
À Dakar, j’ai parlé avec des jeunes tentés par l’idée de traverser la mer en pirogue pour passer en Europe. En tant que mère, ça m’épouvante.
Beaucoup d’entre eux ne sont pas allés à l’école, ils rêvent de France, ils sont désespérés, j’ai beau leur expliquer que les temps ont changé, que la France ne les accueillera pas, ils disent :
— Je n’ai pas de vie ici, je ne peux pas aider mes parents, je ne peux pas fonder une famille, j’aime autant mourir en essayant de traverser.
Peut-être qu’il y a une pression des familles qui comptent sur leurs enfants pour se tirer de la misère.
À Dakar même, ce n’est pas facile d’aider, même si on le veut. J’ai voulu faire une association de femmes, lancer une entreprise pour valoriser les mangues, « Saine Nature ». Le dossier est solide, les machines sont là, mais les papiers sont bloqués. L’administration ne donne pas de rendez-vous, on va faire la queue dans la chaleur, et le bureau ferme sans vous recevoir.
Autour de moi, Grigny fait du bruit :
— Grigny : deux véhicules municipaux incendiés dans la nuit…
— Rixes entre bandes en Essonne : quand les grands frères de Grigny raisonnent les ados…
— Habitat indigne : 15 000 euros d’amende pour un propriétaire de Grigny 2, une première en Essonne…
À Dakar, si on veut un soutien, mieux vaut avoir une carte du parti présidentiel. Dans certaines villes françaises, il vaut mieux ne pas être dans l’opposition. La colonisation, est-ce que c’est fini, ici, et au Sénégal ?
À Dakar un Français blanc n’a pas à faire la queue à la banque. Il y a quelques jours, la France s’est permis de demander au Sénégal de procéder à des élections législatives anticipées !
Ce qui est étrange, c’est qu’à Dakar, j’ai beau faire, on devine tout de suite que je vis en France. Mon teint est trop clair, dit-on. Tout de suite, les prix flambent. Mais là-bas, j’ai davantage d’espace, j’ai une cour. Ici, la vie en appartement est plus compliquée. Là-bas, j’entends les oiseaux chanter. Et les gens prennent le temps de parler, dans la rue.
En France, en tant qu’Africaine, immigrée, femme, mère de famille isolée, je voudrais que la stigmatisation cesse. Je voudrais qu’on cesse de cataloguer les gens. Nous ne sommes pas des cas sociaux. Je voudrais que les droits de l’homme et de la femme, que l’égalité soient une priorité du gouvernement. Je perds espoir que ça change. Tout ça ne va pas.
Elle dirait ça, peut-être, mon héroïne.
Maman-Hercule, maman-Univers. Mais quand est-ce que je me repose ? C’est difficile.
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J’ai longtemps vécu à Grigny 2, mais je viens de m’installer à la Grande Borne, j’habite un petit bâtiment. Ça change, on a l’impression d’être dans une maison. C’est bien entretenu… Contrairement à Grigny 2 où tout semble à l’abandon, au point qu’on se demande s’il y a un calcul là-dessous, si c’est fait exprès…
Mais je suis très bavarde, et l’autre jour on parlait de théâtre… Il se trouve que j’ai une histoire à raconter. D’ailleurs, j’ai envie d’écrire un livre, mais ce sera pour plus tard.
Je m’appelle A…
Non, on ne va pas faire comme ça, on va raconter à la troisième personne, comme si c’était l’histoire de quelqu’un d’autre, quelqu’un d’autre qui s’appellerait Sagar. Sagar, ça veut dire « Chiffon » en langue peule, vraiment un morceau de tissu qui ne sert plus à rien et qu’on jette.
Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce n’était pas une mauvaise chose de donner le prénom « Chiffon » à cette petite fille peule, née dans le Fouta, au Sénégal… Il s’agissait de la protéger, parce que, vous comprenez, sa maman avait déjà eu deux bébés mort-nés, et on s’inquiétait pour elle.
Alors, par amour, on donne à la petite fille 22 prénoms protecteurs, dont certains ne servent presque jamais, sauf quand elle est malade, et que sa maman l’appelle par exemple « Qui la regarde de travers, qu’il se crève l’œil » ou « Qui la mord, qu’il s’étouffe ».
La maman de Sagar avait été mariée à l’âge de treize ans, selon la tradition, à son papa qui avait déjà deux épouses, et qui était loin d’être jeune puisqu’il était né vers 1910. Il disait d’ailleurs à ses enfants :
— Je vous accompagne, mais je ne serai pas avec vous tout le temps du chemin.
On pourrait parler très longtemps de ce papa âgé, qui avait déjà sa propre légende, chantée par les griots, et son surnom héroïque qui signifiait « Le fer ne peut rien contre lui ». Ses aventures dans l’armée française, puis dans la gendarmerie sont fameuses. Parmi ses exploits, l’arrestation d’une dizaine de terribles brigands qui écumaient la région de Mbacké Baol. L’un avait le pouvoir de se rendre invisible, l’autre de faire sauter les verrous, et pourtant il les a tous mis en prison. Il faut dire qu’il était affilié à la Tidjania et avait reçu le wird d’un disciple du cheikh Oumar Al Foutiyou Tall.
Sagar est la fille d’une légende, c’est une fierté et aussi une responsabilité.
Mais la première épouse du papa était restée stérile, et quelque chose pesait sur la maisonnée…
Au huitième mois de grossesse, la future maman de Sagar est tranquillement assise devant la maison à l’ombre d’un quinquina, et elle voit une vieille femme fatiguée qui erre sous le soleil ardent. Elle lui demande où elle va. La vieille veut rentrer chez elle, mais elle s’est perdue et elle s’épuise. La maman de Sagar lui apporte à boire et à manger. Reconnaissante, la vieille lui donne un conseil :
— Vous avez déjà eu deux enfants mort-nés, il ne faut pas accoucher ici. Il y a beaucoup de sorcelleries dans la maison. Votre bébé n’y survivrait pas. La petite est déjà attaquée, mais elle peut encore être sauvée, si vous allez lui donner naissance dans le Nord, chez vos parents.
Du coup, la maman est comme une lionne qui veut sauver son petit. Elle explique à son mari qu’elle doit partir finir sa grossesse chez ses parents. Il s’y oppose : ce n’est pas raisonnable dans son état. Mais elle s’obstine, et insiste tellement, elle va jusqu’à faire une grève de la faim, qu’il finit par céder. Et elle fait le long voyage vers le Fouta, où elle arrive sans encombre et donne naissance à la petite fille, Sagar.
Elle revient au bout de six mois chez son mari, à Dakar, mais le bébé pleure dès qu’il se trouve dans la maison, et le papa et la maman se relaient pour la promener, la bercer, dehors, dans la rue.
De mauvaises maladies ont attaqué la petite fille, à un moment, elle ne pouvait plus marcher, mais son papa s’est occupé d’elle, lui a massé les jambes, l’a guidée pour lui réapprendre à marcher. C’était la préférée, et ses frères et sœurs en étaient jaloux.
D’ailleurs, alors qu’au Sénégal, on ne commence l’école qu’à 7 ans, le papa a secoué le directeur de l’école pour qu’il accepte Sagar dès 5 ans.
— Je prends votre fille, mais si elle n’apprend rien, je la fous dehors, a prévenu le directeur.
Mais la petite « Chiffon », Sagar, était toujours dans les 3 premiers de la classe, même l’année où elle a été absente 3 mois pour maladie. Elle a réussi le Certificat d’études primaires, et est entrée en 6e au lycée de fille John-Fitzgerald-Kennedy, dont elle a enfilé l’uniforme rose avec délice.
Tout se passe bien, et puis elle arrive en 4e et elle a 13 ans…
Et là, malgré l’affection de son papa, la coutume, l’habitude et la pression sociale les ont rattrapés : il a fallu la marier. Elle a protesté en vain.
— Pour moi, c’était catastrophique, je veux dire pour elle, pour la petite Chiffon, c’est une vraie catastrophe, parce qu’elle met les études avant tout. Elle pleure toutes les larmes de son corps. On la marie, mais elle ne l’accepte jamais vraiment. Elle veut faire des études, et ça ne lui sort pas de la tête.
À l’âge de seize ans, elle réussit enfin réussi à divorcer. Son père est très mécontent. Il veut qu’elle retourne avec cet homme, mais elle résiste, s’entête. Du coup, il lui coupe les vivres : elle n’a plus droit à rien, elle n’a plus d’argent pour payer le forfait de bus, plus d’argent pour acheter des vêtements. Alors, pour poursuivre ses études, la petite Chiffon se met à vendre dans le quartier du lycée des ouvrages en crochet, des oranges, des pastels que sa maman l’aide à cuisiner et dont elle partage les bénéfices avec elle.
Coup de tonnerre, irrité, le père chasse tout le monde de la maison, non seulement Sagar, mais aussi sa mère et les deux enfants qui étaient nés entre-temps.
— Mais je ne te comprends pas ! Comment tu peux faire ça ? Tu mets à la rue ta propre épouse ! Tes propres enfants !
Quand j’y repense, quand Chiffon y repense, elle a les larmes aux yeux. Elle s’est retrouvée avec sa mère et ses frères et sœurs à charge… Là, elle a dû abandonner ses études pour de bon…
Mais elle a trouvé un très bon mari, grâce auquel elle est venue en France.
La France, c’était loin d’être le pays des merveilles, le pays de conte de fées qu’elle avait imaginé, mais elle a aimé regarder la neige tomber depuis la fenêtre de la chambre… Le nouveau mari s’est occupé de la famille de Chiffon comme si c’était la sienne. Malgré sa gentillesse, il ne voulait pas que Chiffon travaille. Il lui donnait une paye à la fin du mois, et il l’aidait. C’était lui qui s’occupait du ménage et des enfants ; il adorait les enfants.
Du coup, grâce à lui, Sagar a pu se réconcilier avec son père qui, au fond, devait regretter ce qu’il avait fait. Sur son lit de mort, entouré de vénérables marabouts, il a dit :
— Tout ce que je vous demande, c’est de bénir ma fille Sagar, et prier Dieu pour qu’il la garde en sa protection.
Mais si Sagar triomphe des malheurs, ce n’est pas seulement grâce à cette bénédiction, c’est aussi parce que c’est dans son caractère de se battre !
Et il lui a fallu encore du courage, parce que ce mari si gentil est mort, et qu’elle s’est retrouvée seule, comme quelqu’un qui tombe d’un avion sans parachute. Elle est passée par des trous noirs, quelque chose d’elle l’a quittée. Elle est devenue comme une deuxième Sagar, mais elle a pensé à ses enfants, a cherché du travail fait des ménages, suivi une formation, réussi le concours d’auxiliaire de puériculture, est rentrée dans une école, en reprenant des études.
— Grigny, vous me demandez ? Elle est à Grigny, elle y reste, elle fait de la politique. Après mûre réflexion, elle s’est rapprochée du Parti communiste. Elle se soucie des jeunes qui sont dans la rue et qui… Ce n’est pas une vie pour eux. D’ailleurs, demain, j’ai rendez-vous à la mairie.

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