Rappelons la violence destructrice et salutaire de René Daumal

Il s’en faut que j’y parvienne ! Même dans la prose, dans la parole et l’écriture ordinaires, — comme dans tous les aspects de ma vie quotidienne — tout ce que je produis est gris, pie, souillé, mêlé de lumière et de nuit. Alors, je reprends la lutte après coup. Je me relis. Parmi mes phrases, je vois des mots, des expressions, des parasites qui ne servent pas la Chose-à-dire ; une image qui a voulu être étrange, un calembour qui s’est cru drôle, une pédanterie d’un certain cuistre qui devrait bien rester assis à son bureau, au lieu de venir jouer du flageolet dans mon quatuor à cordes, et, chose remarquable, du même coup c’est une faute de goût, de style ou même de syntaxe. La langue elle-même semble agencée pour me déceler les intrus. Peu de fautes sont de technique pure. Presque toutes sont mes fautes. Et je raie, et je corrige, avec la joie qu’on peut avoir à se couper du corps un morceau gangrené.

1941

René Daumal, Poésie noire et poésie blanche, Poésie/Gallimard.

Baudelaire : projet inachevé d’un épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal

Tranquille comme un sage et doux comme un maudit,
— j’ai dit:
Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…
Que de fois…
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame,

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Mon ennemi en chantier.

Je suis mon propre ennemi. Et la guerre dure.
Aussitôt que je me vois, je m’arrache le masque, j’expose mes mensonges, je dénonce mes prévarications.
Ennemi de moi-même, je suis un chasseur sans merci, qui me traque, me piste, me débusque, qui s’attache à sa proie.
Si d’aventure je me perds de vue, bientôt je me retrouve et la lutte reprend, ardente.
Hélas, je ne prends l’avantage que pour un moment, les forces sont trop égales, à la fin mon adversaire se libère. La poursuite recommence. Elle ne cesse plus.

La pédagogie de notre maître Nasr Eddin Hodja

Nasr Eddin est en train de donner la leçon à ses jeunes élèves, lorsque entre dans la salle de classe le père de l’un d’eux. Il vient offrir au Hodja une magnifique assiette de baklavas, qu’il n’a naturellement pas l’intention de partager avec ces garnements.

Malheureusement pour lui, le maître, presque au même instant, est appelé au dehors pour une affaire urgente. Non sans avoir posé l’assiette sur une haute étagère, il déclare en sortant :

– Surtout, les enfants, n’y touchez pas ! Ces friandises sont empoisonnées, et en manger vous ferait mourir.

À peine a-t-il le dos tourné, que les enfants, qui n’ont pas cru un mot de cette histoire, s’emparent de l’assiette et lui règlent son compte avec délices en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

Lorsque Nasr Eddin revient, il découvre une scène consternante : les enfants se roulent de douleur en gémissant, et à terre gisent les mille morceaux de son bel encrier de porcelaine.

– Vous êtes touts des chenapans ! s’écrie le Hodja, qui a tout de suite constaté la disparition des baklavas. Vous serez sévèrement punis.

– Ô maître ! réussit à dire l’un d’eux dans un râle de douleur, ne parle pas durement. Nous avons été si confus d’avoir cassé ton encrier que nous nous sommes tous suicidés en mangeant les gâteaux empoisonnés.

– Ah ! relevez-vous, chers enfants. Je vous félicite d’avoir si bien compris l’essence de mon enseignement.

Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, préparées et présentées par Jean-Louis Maunoury, Phébus.

Fragment de Guillaume de Saluste du Bartas

Esprit, qui transportas dans l’ardante charrete
Sur les Cieux estoillez le cler-voyant Prophete,
Qui frapant le Jordain de son plissé manteau,
N’aguere avoit fendu le doux fil de son eau :
Enleve moy d’ici, si que loin, loin de terre,
Par le Ciel azuré de cercle en cercle j’erre.
Vueille estre mon cocher, fay qu’aujourd’hui mon cours
Acompagne le char de l’astre enfante-jours :
Qu’à la coche de Mars je joigne ores ma coche,
Et qu’ore de Saturne, or’ du Croissant j’approche :
Afin qu’ayant apris de leurs flambans chevaux
La force, le chemin, la clarté, les travaux,
Ma muse d’une voix saintement eloquente
Au peuple aime-vertu puis apres les rechante :
Sur le pole attirant les plus rebelles cœurs
Par l’eymant ravisseur de ses accens veincueurs.

Guillaume du Bartas, La Sepmaine, « Quatrième Jour », 1581.

André Hardellet, en des lieux qui me sont chers

Trois pénitents qui longeaient le charnier des Innocents viennent de fondre tels des cônes de suif. Le dernier rat regagne son trou. C’en est fait : toute trace d’existence a été escamotée de la ville. Non, pourtant : sur une place un charlatan coiffé d’un chapeau pointu exécute ses tours sans prêter d’importance à l’absence du public. Sa figure reflète une extrême duplicité. Tandis qu’il fait éclore des roses subites entre ses mains une musique fluette s’égrène.
Je l’accompagne dans la demeure où il pénètre bientôt. Ici tout baigne dans une clarté lunaire. Des voûtes de feuillage constellé remplacent les plafonds, des arbres figurent les piliers d’un cloître. Le magicien s’esquive mais, à sa place, apparaît une nonne splendide, qui se dévêt sous mes yeux. Lorsque, presque nue, je veux la rejoindre, elle s’enfuit. Et le couloir qu’elle emprunte pour m’échapper débouche subitement en plein soleil, sur ce jour de 1951 où j’écris — rue Nicolas Flamel.
André Hardellet, « Film en partie censuré », La Cité montgol, Poésie Gallimard.

Jean Tardieu : « Extrait du journal d’un homme méfiant »

« … Il serait temps que je commence à écrire ces notes à l’envers, comme Léonard de Vinci, pour dérouter les indiscrets, et surtout l’Indiscret. (Vous savez bien: Celui qui… Mais suffit !)

Vu l’importance du Bonhomme, allons plus loin : pas seulement les lettres à l’envers, ni les mots, mais les pensées elles-mêmes ! Car il faut toujours déjouer Ses ruses.

S’Il lui prend envie, pendant que j’écris, de regarder par-dessus mon épaule, je veux qu’Il ne comprenne rien à ce qu’Il lira.

À dater de ce jour, 21 juin 19…, je commence un nouveau chapitre de ce Journal Intime, en écrivant le contraire de ce que j’éprouve, de ce que je pense.

Qui sera bien attrapé ? »

Jean Tardieu, La part de l’ombre, Poésie/Gallimard, 1972.