Baudelaire : projet inachevé d’un épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal

Tranquille comme un sage et doux comme un maudit,
— j’ai dit:
Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…
Que de fois…
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame,


Tes bombes, tes poignards, tes victoires, tes fêtes,
Tes faubourgs mélancoliques,
Tes hôtels garnis,
Tes jardins pleins de soupirs et d’intrigues,
Tes temples vomissant la prière en musique,
Tes désespoirs d’enfant, tes jeux de vieille folle,
Tes découragements;

Et tes jeux d’artifice, éruptions de joie,
Qui font rire le Ciel, muet et ténébreux.

Ton vice vénérable étalé dans la soie,
Et ta vertu risible, au regard malheureux,
Douce, s’extasiant au luxe qu’il déploie…

Tes principes sauvés et tes lois conspuées,
Tes monuments hautains où s’accrochent les brumes.
Tes dômes de métal qu’enflamme le soleil,
Tes reines de théâtre aux voix enchanteresses,
Tes tocsins, tes canons, orchestre assourdissant,
Tes magiques pavés dressés en forteresses,

Tes petits orateurs, aux enflures baroques,
Prêchant l’amour, et puis tes égouts pleins de sang,
S’engouffrant dans l’Enfer comme des Orénoques,
Tes anges, tes bouffons neufs aux vieilles défroques
Anges revêtus d’or, de pourpre et d’hyacinthe,
Ô vous, soyez témoins que j’ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.

Car j’ai de chaque chose extrait la quintessence,

Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.

Je me suis posé la question de savoir de quelles bombes, de quels poignards, de quels pavés, de quels canons il était question ici, et j’ai écrit un roman sur le sujet, Tuer Napoléon III. Je crois qu’il y a un contexte historique aux Fleurs du Mal, celui des massacres du coup d’État de 1851, de la répression, et des nombreux complots républicains ou italiens contre l’empereur que l’historiographie française néglige souvent. Mais ce n’est qu’un des aspects de ce fragment d’une grande richesse qui, synthétisant bien des thèmes des Fleurs du mal, porte sur la ville un regard d’une modernité troublante, saisissant des émotions, des décors et des êtres très variés dans une simultanéité proprement urbaine qui laisse présager certains fragments de Rimbaud ou même d’Apollinaire.

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