Mûrier blanc

Ce n’est pas un Maure blanc
morus alba
mais l’arbre le plus exotique
d’une enfance
à dévaler l’été
les chemins caillouteux
ivre d’une liberté
inconnue dans nos villes

Toujours un arrêt
à l’ombre dense
sous le feuillage épais
d’un arbre trapu et courtaud
taillé en têtard ou cabasso
que je savais étranger

Le mûrier blanc
gorgé de sucre à l’été,
bonbons spontanés
arbre de cocagne
tachait le sol d’écarlate ou de pourpre
fruits rouges ou blancs saturés de chaleur
de guêpes et de bourdonnements
que personne ne se mêlait de manger
sauf les insectes, les oiseaux et nous

Le gentilhomme ardéchois
et résolument huguenot
écrivain d’antan
dont je fréquente souvent
le Théâtre d’agriculture
Olivier de Serres
acteur important
de son histoire
critique « la fade douceur » du fruit
et le réserve aux « femmes dégoûtées
enfants et pauvres gens
en temps de famine »

En bon français, il appelle l’arbre
un meurier
tandis que les Provençaux
ses voisins auraient plutôt dit
amourié, ce qui me plaît
tout à fait

Serres, seigneur du Pradel
dont on détruira le domaine utopique
et brûlera la bibliothèque
agricole et hérétique
convainquit le roi de planter
des mûriers aux Tuileries
et d’encourager la sériciculture
partout où pousse la vigne

Par hasard, Virgile
appelait Sères
avec un seul « R »
le peuple mythique
des tisseurs de soie
et Sérique leur pays
mais supposait
qu’elle se ramassait
à la surface des feuilles

Or ce mûrier est venu de Chine
par très lentes étapes
pour nourrir le ver à soie
qui ne mange que ses feuilles
Selon la légende l’impératrice Leizu
de la très ancienne dynastie Zhou
buvait du thé à l’ombre de son feuillage
Et un cocon tombé dans sa tasse
laissa échapper un fil qu’elle dévida
sur six cents mètres

Cette histoire de thé
m’étonne
car j’ai aussi lu
qu’au Japon ou en Corée
on travaille la feuille
du morus alba
la sèche, la fermente
la fume pour en faire
diverses infusions
ou condiments

De là, tissu luxueux
réservé à l’élite
secrété par la chenille
du bombyx du mûrier
arrivé à Byzance
puis en Italie
et rapporté en France
par les barons
du roi Charles Huit
avec l’arbre
indispensable

Toute une histoire
guerrière, commerciale
soyeuse et végétale
qui fit la fortune du Lyonnais
et entraîna la première protestation
contre le règne des machines

J’ai vu la « graine »
ainsi qu’on nomme les œufs
le ver vorace
le papillon obèse et dénaturé
incapable de voler
le cocon qu’il faut chauffer
pour le dévider
chez l’oncle Bernard
magnan dilettante
à Aurel dans la Drôme

On racontait que la grand-mère
grabataire
du café de la place du Portail
dormait avec ses « graines »
pour les protéger
des rigueurs du froid

Comme souvent
on ignore pourquoi
ce mûrier-ci s’appelle « blanc »
parce qu’il y a un mûrier noir ?
morus nigra
La couleur du fruit
ne détermine pas l’espèce

Aujourd’hui, la culture de la soie
n’est plus ici qu’une affaire de musée
Les vieux mûriers blancs
plantés il y a un siècle
crevassés et oubliés
disparaissent les uns après les autres
comme des grands-parents qu’on aimait

On les remplace
pour ombrager les places
et les terrasses
par des mûriers à feuille de platane
Des pépiniéristes serviles
ont même inventé
un cultivar sans fruit
qui ne tache ni le sol ni les robes
mais attriste
insectes, oiseaux et gamins

Faudra-t-il encore
que les gamins, les oiseaux, les insectes
disent adieu
aux amouriés ?

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