Hugo collégien

lesmisérableshugo_0Les Misérables en six ou huit volumes, notre premier livre acheté chez le libraire spécialisé dans le livre ancien rue Lagrange, « L’Île mystérieuse, librairie Jules Verne » chez qui j’avais enfin osé entrer, en compagnie de mon frère Christophe. Hugo est longtemps resté pour moi l’incarnation de l’écrivain ; sa prose et ses vers, le moule de toute littérature ; sa démesure et son maximalisme, une ligne de conduite esthétique ; son opposition farouche à l’empire, son exil et son refus de la peine de mort, un modèle moral. Je l’aime encore, même si j’ai compris depuis qu’il appartenait au calendrier des saints d’un catéchisme républicain aussi attachant que simpliste.
Alors que j’aimais ce qui était neuf, comme la plupart des jeunes gens de l’époque, alors que j’étais parfois contrarié de porter des pantalons ou des anoraks qui avaient déjà servi à toute une ribambelle de cousins plus âgés avant moi, les livres anciens ne me paraissaient ni vétustes ni démodés. Au contraire, ils exerçaient une séduction particulière, comme s’ils étaient autant de grimoires magiques.
Je me souviens d’avoir remarqué la netteté de l’impression, dont les caractères faisaient comme un léger relief sur la page, la qualité du papier, sans doute réalisé à partir de chiffons. Nous n’avions pas assez d’argent, mais le libraire, dont j’ignorais à l’époque le nom, touché par notre jeunesse et notre enthousiasme, s’est contenté de ce que nous avions.

À partir de là, le hasard fait tomber entre mes mains Han d’Islande, Bug Jargal, Les Châtiments. Notre Dame de Paris m’a été offert par un camarade de classe pour mon anniversaire, c’était un coûteux volume de la Pléiade, alors que je savais que sa famille n’était pas riche. J’en tirai hâtivement la conclusion que la générosité était inversement proportionnelle à la fortune. Un exposé en classe sur Les Misérables avait rendu publique ma passion anachronique et naïve pour Hugo. Ce devait être l’anniversaire de mes douze ans, célébré comme beaucoup d’autres autour d’une galette des rois, puisque je suis né en janvier, et j’avais osé inviter la très jeune fille dont j’étais amoureux et la couronner reine de la galette. Où avais-je été chercher ce courage inouï ?
Les Misérables métamorphosaient le roman en ville, en monde. Le bagne, les barricades, la prostitution. Une longue digression poétique sur les égouts de Paris m’a fortement impressionné, j’y voyais une marque de liberté et d’audace, de nouvelles possibilités ouvertes à l’écriture. Dès lors, je décidai que le XIXe siècle était mon époque, mon pays natal : « Alors il s’assit sur un monde en ruines une jeunesse soucieuse. » J’étais terriblement romantique. Je me nourrissais sans discernement de Gautier, de Dumas et d’autres moins connus, Pétrus Borel etc.
À quelques mois de là, je découvris La Légende des Siècles que je dévorais, et j’y contractai le désir impossible de lire, pensais-je déjà à écrire ? une épopée contemporaine. Je finirai par découvrir que cette aspiration anachronique avait déjà provoqué des échecs éminents, ceux de Ronsard, Voltaire, Chateaubriand, dont Les Martyrs que je trouvai dans la bibliothèque de ma grand-mère Françoise me touchèrent beaucoup. Je crus retrouver trace de ce projet irréalisable dans Salammbô, qui me passionna et qui, je crois, fut l’un des premiers romans que mon frère André lut en entier ; chez Saint John Perse, ce qui me le rendit attachant, puis dans L’Ulysse de Joyce. Je griffonnai à mon tour quelques projets d’épopée, mais j’avais découvert entre-temps Don Quichotte, et ils glissaient vers la parodie. L’un d’entre eux avait pour héros un docker du Havre, auxquels les grues du port donnaient une force de géant. Pendant ce temps, mon frère Christophe inventait en bandes dessinée de quelques cases le mémorable capitaine Kaladza, cassé de la marine marchande pour avoir essayé d’accoupler son chalutier à une baleine, ou les déceptions artistiques d’un sculpteur sur saindoux dont les œuvres ramollissaient à la sortie de la chambre froide.
Un peu retardé, à dix-neuf ans encore, j’aspirais à ressembler à Alfred de Musset, et avec des camarades nous lûmes à très haute voix Quatre-Vingt-Treize dans ma chambre de bonne à partir d’une heure du matin, ce qui causa quelques contrariétés parmi les voisins. Je pensais que je n’étais pas vraiment adapté à la vie. Cette même année, je lus aussi Les Contemplations, en classe préparatoire au lycée Victor-Hugo, quel hasard ! et les vastes intuitions métaphysiques un peu floues me marquèrent davantage que les rêveries sentimentales. Plus récemment, Les Choses vues et les divers carnets, avec une admiration toujours vive.

Une vie dans les livres

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