Hugo collégien

lesmisérableshugo_0Les Misérables en six ou huit volumes, notre premier livre acheté chez le libraire spécialisé dans le livre ancien rue Lagrange, « L’Île mystérieuse, librairie Jules Verne » chez qui j’avais enfin osé entrer, en compagnie de mon frère Christophe. Hugo est longtemps resté pour moi l’incarnation de l’écrivain ; sa prose et ses vers, le moule de toute littérature ; sa démesure et son maximalisme, une ligne de conduite esthétique ; son opposition farouche à l’empire, son exil et son refus de la peine de mort, un modèle moral. Je l’aime encore, même si j’ai compris depuis qu’il appartenait au calendrier des saints d’un catéchisme républicain aussi attachant que simpliste.
Alors que j’aimais ce qui était neuf, comme la plupart des jeunes gens de l’époque, alors que j’étais parfois contrarié de porter des pantalons ou des anoraks qui avaient déjà servi à toute une ribambelle de cousins plus âgés avant moi, les livres anciens ne me paraissaient ni vétustes ni démodés. Au contraire, ils exerçaient une séduction particulière, comme s’ils étaient autant de grimoires magiques.
Je me souviens d’avoir remarqué la netteté de l’impression, dont les caractères faisaient comme un léger relief sur la page, la qualité du papier, sans doute réalisé à partir de chiffons. Nous n’avions pas assez d’argent, mais le libraire, dont j’ignorais à l’époque le nom, touché par notre jeunesse et notre enthousiasme, s’est contenté de ce que nous avions. Continuer la lecture de « Hugo collégien »

Les royaumes celtiques dans ma chambre

L'Épopée celtique d'IrlandePendant quelques années, privilège d’aîné, sans doute, j’ai eu une chambre à moi dans l’appartement familial, avant d’occuper la chambre de bonne à l’étage. Cette chambre conservait la bibliothèque commune de mon père et de ma mère, alors qu’ils étaient déjà séparés : planches bleu ciel dans une structure métallique noire. Je me méfiais un peu des titres qui s’y trouvaient, et je les lisais peu. La même antipathie spontanée m’écartait de la liste des romans ayant obtenu le prix Goncourt que m’offrit systématiquement pendant quelques années ma grand-mère Marguerite. Quand les Celtes arrivent, je suis malade, et alité pour plusieurs jours. Décidément, certains de mes souvenirs de lecture les plus intenses sont liés à des épisodes de maladie ; j’ai lu La Peste de Camus dans un train qui revenait de Toulouse, et la fièvre s’ajoutant à la chaleur caniculaire me couvrait de sueur. Le front appuyé contre la vitre un peu plus fraiche, je souffris des premiers symptômes de la peste.
Ma mère va m’acheter des livres que j’ai choisis un peu hasard sur un catalogue de la Petite Bibliothèque Payot que je connais à cause des ouvrages sur l’Antiquité qu’elle a parfois publiés. Il s’agit de Jean Markale, L’Épopée celtique en Bretagne (1975) et L’Épopée celtique d’Irlande (1979). Markale a mauvaise réputation parmi les celtisants, il s’est parfois livré à des traductions de traduction etc., mais je lui dois la découverte du domaine celtique, des Mabinogion, des légendes du cycle d’Ulster. Ce fut une révélation, les druides, les bardes dont la formation comprend une nuit passée à composer un poème sans le secours de la plume, avec une grosse pierre posée sur la poitrine, les figures de dieux païens à peine déguisés par des copistes chrétiens, la fureur épique d’un héros qui s’appelle « Chien », un visage plus archaïque du roi Arthur, des jeunes filles changées en cygne, une atmosphère de sorcellerie, mais aussi des scènes hautement comiques, mêlées aux épopées les plus sérieuses. Je tombai amoureux de la classification des textes en fonction de leur contenu pratiquée par les scribes irlandais du Moyen Âge, les courtises, les morts violentes, les razzias de bétail, les voyages lointains, au point que je partis à Dublin pour les étudier plus en détail.

Une vie dans les livres

L’enfant triste et l’Anabase de Xénophon

L’Anabase, je l’ai lue dans les œuvres complètes, en trois volumes de chez Garnier-Flammarion que je possède encore. Ce furent, si mes souvenirs là encore ne me trompent pas, les premiers livres achetés avec mon argent de poche. Je les choisis dans les rayonnages de la librairie qui se trouvait à l’étage du BHV, rue de Rivoli, rive droite. J’ai donc traversé seul la place de l’Hôtel-de-Ville au milieu des passants, puis l’Asie inconnue avec dix mille mercenaires grecs, fantassins et cavaliers, qui tentaient de rentrer chez eux, en traversant une multitude de contrées hostiles. Suivirent les autres traités de Xénophon, dont L’Hipparque, bizarre manuel de cavalerie, début d’une longue orgie de littérature ancienne que mon père et la bibliothèque de ma tante Françoise ont contribué à nourrir… Continuer la lecture de « L’enfant triste et l’Anabase de Xénophon »

Le Catalogue de la manufacture d’armes et de cycles de Saint-Étienne

ManufactureLa maison délicieusement vieillotte et inconfortable de nos arrière-grands-parents à Solesmes possédait un jardin en pente, planté de pommiers à cidre et de magnifiques bouquets de rhubarbe et d’oseille, qui aboutissait à la Sarthe, derrière une barrière soigneusement fermée. Si elle regorgeait de bibelots et de souvenirs étonnants, la maison n’était pas très riche en romans, pour autant que je me souvienne, mais recélait, pour qui savait fouiller et n’avait pas peur de la poussière, quelques authentiques trésors. D’abord une collection de Lecture pour tous d’avant-guerre, dont j’embrassais sans difficulté les reportages d’actualité, les petits romans et même les principes anachroniques. Tout jeune déjà, je me mouvais dans le passé comme si j’étais chez moi. Sans me gêner, je détaillai la manière dont les dames étaient habillées, je m’asseyais à la table des banquets, je mettais les pieds dans le plat. Je n’avais pas encore lu La Machine à remonter le temps de H. G. Wells, mais l’idée du voyage dans le temps ne m’aurait pas du tout étonné. Continuer la lecture de « Le Catalogue de la manufacture d’armes et de cycles de Saint-Étienne »

Jules Verne et moi

VerneJe parle des œuvres complètes, de l’intégrale en format poche, avec les gravures d’origine, dans une édition plastifiée à laquelle avait participé Michel Roethel libraire spécialisé de la rue Lagrange que je finirais par rencontrer. Ses vitrines contenaient les somptueuses éditions originales des « Voyages fantastiques » de Jules Hetzel et cent autres trésors qui m’arrêtaient longuement alors que je descendais de la montagne Sainte-Geneviève, en revenant du collège. Tout cela déboule dans mon imagination déjà fiévreuse, le héros sous-marin, sombre, rebelle, qui s’appelle « personne », comme Ulysse, le flegme britannique qui me paraissait un idéal moral aussi élevé que le stoïcisme, l’astuce du Français Passepartout, une princesse indienne enlevée aux cruels sectateurs de Kali, un voyage dans la lune à bord d’un obus, un éléphant à vapeur, un héritage disputé lors d’un jeu de l’oie à la taille la carte des États-Unis, des diamants artificiels, une ville flottante, des Carpates ténébreuses, des robinsonnades en famille, les chevauchées furieuses de Michel Strogoff, ses yeux épargnés par la lame chauffée à rouge à cause des larmes versées sur le sort de sa mère. Et naturellement, j’en sauvais, des princesses ! Et les tourments dont je les délivrais étaient imaginés avec un sadisme raffiné.

Mon obstination à les lire tous, jusqu’au dernier, systématiquement, sans en sauter une ligne, révèle quelque chose, mais quoi ? Souvent, j’ai élaboré des programmes de lecture que j’ai appliqués avec une rigueur qui me paraît étrange, rétrospectivement. Ai-je contracté dans Jules Verne le goût de la liste, celui des noms latins de plantes ou d’animaux, du mélange de la fiction et du didactique ?

Une vie dans les livres

Remarque pour le chêne

Chêne de la Réserve biologique de la tourbière des Froux

Donnez-lui une cupule, un gland
le petit littérateur rimaillera gentiment
Mais face au chêne, grand
devant le chêne, sous ses branches
un scrupule le prend
Il ferait presque la révérence
Le silence se fait

Le chêne, pas d’affinités
avec le mot
plutôt mutisme
traversé de souffles, de bruissements
Le chêne ne bavarde pas, n’affabule pas
Ses murmures, on en a l’intuition, sont sacrés
autant qu’ardus à interpréter
Si son écorce et son bois rude
habillent un esprit dryade
à la peau douce
elle ne parle pas notre langue

Comme d’autres géants
son évidence n’a pas de nom
car il est
il est plus évidemment que nous ne sommes
plus durablement aussi
plus rugueux, plus grenu, plus robuste, plus ramifié
davantage et mieux
On ne le présente pas
car il est déjà là, toujours
Son front fait fi des couronnes
n’a pas besoin de lauriers
Tout simplement il règne

Il triomphe, innommé
même si l’on s’enfonçait dans les racines
fouillait les généalogies
cassanos, quercus, robur, drus ?
S’il eut jadis un nom
ce mot est devenu synonyme d’arbre
Perplexité au chêne
De quel bois je me chauffe ?
De quel bois je suis fait ?
De quel bois fut construit le navire Argo
Qui conquit la toison et devint constellation ?
De quel bois la lance roide ?

Qui aurait pu saisir ses cheveux
plier son col
lui tremper la tête dans l’onde
pour le baptiser ?

Si enfin le littérateur se tait
le silence sera-t-il chêne ?

Debout

Arbres_debout

Debout
en pleine nuit
sous les étoiles
et encore
à l’aurore
Debout
quand tous
sont couchés
Ermite
veilleur
sentinelle
sur la lisière
Vigie de la haute mâture
debout
dans la pluie
dans le vent
debout
Ondulant
faséyant
mais debout
Témoin
aux aguets
aux essarts
Selon les saisons
rêveur éveillé
mage
mécène
ou ascète
Toujours debout
simplement debout

La métaphysique du mot entrevue par un idiot

Un jour le mot a échappé à la voix
Un jour le mot s’est coupé de la voix
s’est tu
Couché sur une feuille d’écorce
couché sur une tablette d’argile
imprimé
a dit mot sans que personne ne parle
Un jour le mot s’est séparé de la présence
Le mot a déserté le théâtre de la parole et du corps
s’est extrait du rythme et du chant
Soudain le mot
message d’un absent à un absent
signe d’absence
Impression de son
Voix fantôme
voix sans chair
Définitif, permanent, le mot
griffé dans le papier
incisé dans la pierre
Tracé effrayant, rune menaçante
sur la borne, sur l’arbre, à la frontière
Un jour le mot a volé comme une flèche
a navigué, autres temps autres lieux
Un jour le mot s’est coupé de la voix et du souffle
s’est coupé de la vérité du corps
s’est désincarné
bandelettes et momies
A ouvert des abîmes d’absence
a murmuré des mensonges
Un jour le mot a mué, est devenu étranger à son ancien corps
l’a quitté comme on quitte une chrysalide
Un jour le mot est devenu écriture
un jour le mot est devenu bibliothèque
un jour le mot est devenu le parler des morts
plus encore que celui des vivants

Infortunes du poète

Après avoir passé de longues semaines, puis des mois et finalement des années à étudier la langue des morts pour pouvoir communiquer avec eux, le poète se trouva soudain démuni, lorsqu’il dut parler à nouveau avec des vivants. Plus personne ne le comprenait.

Exhortations

Aiguise tes couteaux
Mets un caillou dans ta chaussure
Avec armes et sans bagages
décampe
Prends ombrage
Brise la trêve
Rabats joie et trouble fêtes
Bois sans soif et pisse vinaigre
Fomente une rébellion
Cours, cours, à corps perdu
à tue tête
Entretiens le malaise
Mords les chiens
Frotte du sel sur tes plaies
Fuis le repos
Pleure sans cesser de courir
Piétine, enjambe, brasse
Chemine, chemine encore
Conspire, dissipe tes trésors
Déraisonne, dépense
jusqu’à ton dernier sou
ta dernière chemise, ton dernier souffle
Cours toujours
Si tu as faim, mange ta main
mais garde l’autre
pour te faire un sang d’encre
et des doigts de plume