Jean Tardieu : « Extrait du journal d’un homme méfiant »

« … Il serait temps que je commence à écrire ces notes à l’envers, comme Léonard de Vinci, pour dérouter les indiscrets, et surtout l’Indiscret. (Vous savez bien: Celui qui… Mais suffit !)

Vu l’importance du Bonhomme, allons plus loin : pas seulement les lettres à l’envers, ni les mots, mais les pensées elles-mêmes ! Car il faut toujours déjouer Ses ruses.

S’Il lui prend envie, pendant que j’écris, de regarder par-dessus mon épaule, je veux qu’Il ne comprenne rien à ce qu’Il lira.

À dater de ce jour, 21 juin 19…, je commence un nouveau chapitre de ce Journal Intime, en écrivant le contraire de ce que j’éprouve, de ce que je pense.

Qui sera bien attrapé ? »

Jean Tardieu, La part de l’ombre, Poésie/Gallimard, 1972.

J’ai jadis croisé un poète certainement maudit nommé Alain Morin

Il s’appelait Alain Morin, je l’ai très peu connu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, il est tout à fait oublié, sans doute. Il a écrit une page à laquelle je repense souvent, à cause de ce qu’elle dit de simple et de profond sur la poésie.

Depuis, je me figure souvent le poème comme un texte inscrit sur une boule de papier froissé. On voit certains mots en surface, mais nombreux sont ceux qui se trouvent, invisibles, en dessous. Et l’on peut tenter de déplier le poème, comme on déplie la feuille.

J’écris une phrase et froisse en boule la feuille de papier. Je la vois s’épanouir lentement et respirer sur la table. Elle ne peut être cette sphère parfaite dont je rêve. Il faudrait modeler ses contours en la compressant longuement et fortement dans ses mains. Ainsi la surface plane peut devenir un volume écrit à l’intérieur. Je songe à un livre sphérique dont quelques uns connaîtraient le contenu, la charge abstraite, un secret comprimé dont nul n’oserait défroisser la grandeur signifiante et qui irradierait par la seule volonté de l’écriture emprisonnée dans sa beauté.

Alain Morin, Solitude d’été, André De Rache éditeur, Bruxelles, 1980.

J’ai dans ma bibliothèque d’autres recueils : Alain Morin, OPAQUE précédé de LES GRANDS FROIDS (préface d’Yves Martin), éditions Saint-Germain-des-Prés, 1975 ; LE BOXEUR DE L’OMBRE (préface d’Edmond Humeau), fagne, collection in-octavo, Bruxelles, 1975, et encore l’écriture lumière, poèmes, éditions actuelles formes et langages, Uzès, 1970.

Au dos on lit ceci :

Parfois l’impression du mot est telle
Qu’il apparaît en intaille au verso de la page.
Le mot traverse toutes les pages du livre
Le bois de la table
Le sol
La terre.

Vertu des arbres

Plus je te vois, plus j’aime les arbres. Tu causes, tu menaces, tu ironises, tu cries, tu insultes ; ils se taisent, tout au plus ponctuent-ils le silence.
Tu gesticules ; ils penchent parfois, par grand vent.
Tu bats des bras comme un moulin ; ils n’effraient pas les oiseaux.
Tu cours, tu files, on croirait que tu cherches à échapper à ton ombre, tu veux être partout à la fois ; ils demeurent.
Tu n’es que surface ; ils sont profondeur. Tu égratignes ; ils creusent.
Tu échauffes ; ils rafraîchissent. Tu me pompes l’air ; ils l’oxygènent.
Pour toi ne valent que le neuf, le récent, le bruyant ; ils pérennisent.
Tu fermes, tu claquemures ; il s’étendent et il s’offrent.
Tu es une sorte d’enfant malfaisant poussé en graine ; ils sont grands.

Photographie de P.-A. Touge

Actualité de Rollerball de Norman Jewison (1975)

Dans ce curieux film américain avec James Caan, tout à la fois voyeur et dénonciateur du voyeurisme, ce qui semble être une constante du cinéma, tous les livres ont disparu, parce qu’ils ont été numérisés ou mieux résumés sur des ordinateurs. À la suite d’une panne, cependant, tout le XIIIe siècle a été perdu. L’informaticien en chef l’avoue avec candeur, d’ailleurs ce n’est pas très grave, explique-t-il, car le XIIIe siècle n’était pas très intéressant, seulement quelques papes pervers et Dante…
J’ai parfois très peur de la panne d’électricité !

Fascinant « Facino Cane », ou le retour à Balzac pour une leçon sur l’art du roman

Chez moi, l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre la vie de l’individu sur lequel elle s’exerçait en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.

Balzac, Facino Cane.

Une nuit d’hiver, on se souvient de Valéry Larbaud et d’A. O. Barnabooth

MADAME TUSSAUD’S

Il me semble que toute la sagesse du monde
Est dans les yeux de ces bonshommes en cire.
Je voudrais être enfermé là toute une nuit,
Une nuit d’hiver, par mégarde,
Surtout dans la salle des criminels,
Des bons criminels en cire,
Faces luisantes, yeux ternes, et corps — en quoi ?
Mais, est-ce que ça leur ressemble vraiment ?
Alors pourquoi les a-t-on enfermées, électrocutées ou pendus,
Pendant que leur image muette reste ici ?
Avec des yeux qui ne peuvent pas dire les horreurs souffertes,
Mais qui rencontrent des yeux partout, sans fin, sans fin.
Les ferment-ils au moins la nuit ?

Valéry Larbaud, Les Poésies d’A.O. Barnabooth

Inspirés par les lettres de l’alphabet, quelques petits poèmes prosaïques

D’abord, il aurait voulu être épis de blé, puis faux, puis simplement fil de la faux, soigneusement affûté, et enfin, plus simplement encore, juste l’élan du faucheur, au moment précis où il va laisser la lame retomber : vrai, il ne cesse de changer d’avis.

Lui, toujours dans son dos, comme quelque chose qui le pousse, le bouscule, l’envoie de l’avant, avec malignité. S’il se retourne, rien, personne, tout est droit et plat. Il craint de finir bossu.

Là, l’espace est bizarrement neutre, efféminé mais sans charme : on y est vide, on y est en vacance. Des aspirations contradictoires nous emplissent la poitrine sans nous mener nulle part. On peut y rester longtemps, comme dans des sables mouvants, malgré l’absence des sirènes.
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Du Claudel… L’escargot, vous comprendrez un jour pourquoi

I

Le colimaçon quand on
Lui adresse une critique
Rentre à l’intérieur de son
Système philosophique…

II

Un amant à moitié fou
Pour une femme sans mérite
Criait : « Passion maudite ! »
L’escargot lui dit : « J’m’en fous,
Moi, je suis hermaphrodite ! »

III

Tout au fond de l’escargot vide,
Se trouve un palais splendide,
Orné d’un miroir si petit
Que, pour y voir comme on est mis,
Il faut être une fourmi.