Parmi les ramures

Photo : P.-A. Touge
Quand on aborde la question des arbres, il faut montrer une certaine hauteur de vue, se préoccuper d’architecture, de charpentes et d’étais. Or d’emblée, il s’avère que les feuilles de l’arbre ne sont pas reliées en paquets grossièrement rectangulaires, comme les livres, mais soigneusement éparses sur toute sa surface pour prendre au mieux la lumière.
Tout au plus les pages des livres sont-elles feuilles d’automne, tombées puis pressées dans un herbier.
Plus troublant encore, parmi les ramifications que dresse cette question, celle-ci, qui ne doit pas être prise à la légère — Ne rien prendre à la légère, sauf peut-être les feuilles d’automne — : alors que la phrase descend, l’arbre monte. Il dessine un trajet inverse, du sol au ciel.
Sans doute faudrait-il trouver un moyen d’écrire de bas en haut qu’il poursuit son ascension jusqu’à la cime.
Et les racines ? Aussi puissantes qu’invisibles, de quelle profondeur du texte extrairont-elles les substances nécessaires à la vie ?

Il n’y a pas de saison pour les cauchemars

J’ai croisé en rêve trois personnages. D’abord il y avait une femme que je conduisais en voiture, elle avait un problème grave, m’a-t-elle expliqué. Elle souffrait d’une maladie étrange, elle était « inflammable », c’est-à-dire qu’elle prenait parfois feu, littéralement. C’était gênant, ses amants portaient des cicatrices de brûlures, ses cheveux étaient secs et cassants et puis elle devait souvent changer de garde-robe. Pour elle, pas de vieux vêtements confortables et appréciés, qui ont pris le pli. Je l’ai déposée devant un imposant bâtiment en briques, d’allure américaine à vrai dire, où elle avait rendez-vous.
Et puis l’autre, qui m’attendait personnellement, était cet homme, celui qui s’enfermait pour feindre d’écrire un livre, jour après jour, sans jamais avouer son mensonge. Peu importait ce qu’il y avait sur les pages qu’il enfermait soigneusement tous les soirs au verrou dans son tiroir, ce n’était pas un livre. Celui-là, je n’étais pas sûr qu’il n’était pas moi, que je n’étais pas lui.
Le troisième personnage était un critique littéraire ; alors que mon roman n’était même pas encore achevé, même pas encore publié, il écrivait déjà un article qui expliquait à quel point ce texte tentait de masquer son néant par une complexité et une abondance de surface.
Parfois, il faut bien conclure que notre inconscient est un ennemi acharné, prêt à toutes les bassesses pour nous nuire.

Mandragore

Sur la tombe de quel enchanteur enseveli en plein bois a poussé cette couronne de tiges tourmentées ? Assurément, leur répartition résulte de quelque disparition. Qui est mort là ?
Est-ce un pendu condamné par un tribunal clandestin, dont l’ultime éjaculation a engendré cette de mandragore torse ?
Quoi, chaque arbre naîtrait d’une mort ou porterait son souvenir ?
Au fond des bois, sont-ce monuments aux morts, statues commémoratives, totems ancestraux qu’ils érigent, tandis que les fougères autour d’eux s’inclinent ?
Photographie P.-A. Touge

L’arbre et son double

frère noir, frère blanc.jpg
Dans ce pays, dont certains assurent qu’il jouxte la forêt Hercynienne, les arbres possèdent tous un double. Non pas leur ombre, quand le soleil baisse, mais pour certains un jumeau inversé, dissimulé sous la terre, exactement identique à celui de la surface, que dessinent leurs racines, comme le rapporte Virgile, dans les Géorgiques. D’autres encore ont pour double un arbre mort, alors qu’ils sont vivants, ou un arbre noir, alors qu’ils sont blancs. Pour eux, ce n’est nullement un présage néfaste, comme il en va pour nous, plutôt une habitude très ancienne.

Photographie de P.-A. Touge

Mon ennemi en chantier.

Je suis mon propre ennemi. Et la guerre dure.
Aussitôt que je me vois, je m’arrache le masque, j’expose mes mensonges, je dénonce mes prévarications.
Ennemi de moi-même, je suis un chasseur sans merci, qui me traque, me piste, me débusque, qui s’attache à sa proie.
Si d’aventure je me perds de vue, bientôt je me retrouve et la lutte reprend, ardente.
Hélas, je ne prends l’avantage que pour un moment, les forces sont trop égales, à la fin mon adversaire se libère. La poursuite recommence. Elle ne cesse plus.

Contemplation végétative

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D’accord, les arbres ne sont pas d’un abord facile : si l’on essaie de s’y adosser, la nuque fait souvent un angle inconfortable, la tête peine à trouver sa place, et on comprend vite qu’il faut s’y prendre autrement.
Les étreindre, c’est souvent une opération ardue, voire ingrate. Y grimper ? Seulement s’ils consentent des basses branches.
On met longtemps à accéder à la vraie question, celle du rythme.
Celui qui rassemble toute sa patience, toute sa lenteur, fait encore preuve d’une précipitation qui interdit le rapprochement.
Il faudrait compter en saisons et non en instants, gagner une hauteur de vue, un enracinement véritablement inhumains.
Si l’on tente de respirer à leur rythme, on risque l’asphyxie ; les bras peinent à garder la pose et au bout des doigts, si rarement des fruits…
Hélas, l’érection prolongée devient vite douloureuse.
Sans doute devrait-on d’abord être berger d’animaux horizontaux pour une décennie, appuyé sur un bâton, puis sentinelle sur une frontière abandonnée pendant un siècle, pour s’y préparer.
Et puis peut-être encore mime, mais mime économe de gestes, au point d’être presque immobile, pour un public absent et puis encore veilleur de nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente, juste quelques siècles.
Et penser écorce, et penser aubier, penser bois, jusqu’à faire souche.

Vertu des arbres

Plus je te vois, plus j’aime les arbres. Tu causes, tu menaces, tu ironises, tu cries, tu insultes ; ils se taisent, tout au plus ponctuent-ils le silence.
Tu gesticules ; ils penchent parfois, par grand vent.
Tu bats des bras comme un moulin ; ils n’effraient pas les oiseaux.
Tu cours, tu files, on croirait que tu cherches à échapper à ton ombre, tu veux être partout à la fois ; ils demeurent.
Tu n’es que surface ; ils sont profondeur. Tu égratignes ; ils creusent.
Tu échauffes ; ils rafraîchissent. Tu me pompes l’air ; ils l’oxygènent.
Pour toi ne valent que le neuf, le récent, le bruyant ; ils pérennisent.
Tu fermes, tu claquemures ; il s’étendent et il s’offrent.
Tu es une sorte d’enfant malfaisant poussé en graine ; ils sont grands.

Photographie de P.-A. Touge

Actualité de Rollerball de Norman Jewison (1975)

Dans ce curieux film américain avec James Caan, tout à la fois voyeur et dénonciateur du voyeurisme, ce qui semble être une constante du cinéma, tous les livres ont disparu, parce qu’ils ont été numérisés ou mieux résumés sur des ordinateurs. À la suite d’une panne, cependant, tout le XIIIe siècle a été perdu. L’informaticien en chef l’avoue avec candeur, d’ailleurs ce n’est pas très grave, explique-t-il, car le XIIIe siècle n’était pas très intéressant, seulement quelques papes pervers et Dante…
J’ai parfois très peur de la panne d’électricité !

Inspirés par les lettres de l’alphabet, quelques petits poèmes prosaïques

D’abord, il aurait voulu être épis de blé, puis faux, puis simplement fil de la faux, soigneusement affûté, et enfin, plus simplement encore, juste l’élan du faucheur, au moment précis où il va laisser la lame retomber : vrai, il ne cesse de changer d’avis.

Lui, toujours dans son dos, comme quelque chose qui le pousse, le bouscule, l’envoie de l’avant, avec malignité. S’il se retourne, rien, personne, tout est droit et plat. Il craint de finir bossu.

Là, l’espace est bizarrement neutre, efféminé mais sans charme : on y est vide, on y est en vacance. Des aspirations contradictoires nous emplissent la poitrine sans nous mener nulle part. On peut y rester longtemps, comme dans des sables mouvants, malgré l’absence des sirènes.
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Un épisode peu connu de la vie du philosophe stoïcien Sénèque

Quand Sénèque était en exil en Corse et qu’il se languissait dans la tour qui domine la vallée de Luri, il descendait parfois au hameau de Sorbu pour courtiser une jeune fille qu’il avait repérée alors qu’elle lavait du linge dans le torrent. Hélas, on a beau être un stoïcien rassis, on n’en est pas moins homme. Les yeux noirs de la belle l’avait ensorcelé. Mais un beau jour, le père de la demoiselle l’a surpris, l’a saisi de son bras noueux et l’a fouetté d’importance avec une poignée d’orties qui poussaient là. Depuis, dans la vallée, on les appelle « herbes à Sénèque ». Il paraît que le philosophe n’est plus redescendu de la tour jusqu’au jour où on l’a rappelé à Rome…