Vie et aventures de Valentin L***

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Photographie de Serge-Philippe Lecourt

J’ai plusieurs fois rencontré dans l’Orne de vieux paysans dont la dignité, la pudeur et l’ironie me faisaient irrésistiblement penser aux lords anglais des romans de ma jeunesse. Valentin L*** était l’un d’entre eux. Un jour, il m’a raconté sa vie pour que je la note, parce qu’il craignait que ses arrière-petits-enfants n’en sachent rien. Le récit a été transmis, en voici une version légèrement modifiée.

Fils de Gaston et Lucille L***, issu d’une famille installée depuis très longtemps dans les environs de L*** (Orne), Valentin était un petit garçon tout blond. Ses parents se sont séparés quand il avait deux ans et demi, ce qui était peu courant à l’époque, et le tribunal a décidé qu’il vivrait chez son père. Celui-ci l’a confié à un couple de cousins, Gustave et Juliette D***, qui habitaient une modeste ferme en campagne, près de L***. Si Valentin voyait assez souvent son père qui habitait les environs, il voyait moins sa mère, qui avait déménagé du côté de L’Aigle. Au bout d’un temps, les D***, qui n’avaient pas d’autre enfant, ont fini par l’adopter. Pour aller à l’école, il faisait trois kilomètres à travers champs, jusqu’au village. En hiver, il apportait une bûche pour le poêle à bois qui chauffait la classe, tenue par l’instituteur M. Hocet. L’école de garçons comportait quarante-cinq élèves, l’école de filles à peu près autant. Une bêtise dont il se souvient : un jour, il a grimpé à un arbre pour voler des ce­rises. Avec des camarades, il jouait à attraper des hanne­tons, à les attacher par une patte à bâton et à les faire tourner.

Valentin aimait bien l’école, il n’était pas mauvais en calcul et réussissait bien en orthographe, mais il n’était pas question de continuer à étudier, on comptait sur lui pour travailler à la ferme, chez les D***, ses parents adoptifs, qui n’avaient pas d’autre aide que lui. Il y a appris tous les aspects du métier d’agriculteur.

Le dimanche, il allait au catéchisme au village, il y a fait sa première communion et a été enfant de chœur jusqu’à l’âge de partir au régiment. Il a eu un vélo à treize ans : « C’était beau, oui ! »

Entre-temps, Lucille, la mère de Valentin s’était remariée et habitait la Gonfrière, une ferme près de L’Aigle, et il était maintenant l’aîné de six frères et sœurs.

C’est à la ferme des D*** qu’il a rencontré celle qui allait devenir sa femme, Marie-Louise Dr***, originaire de Tellière-le-Plessis, du côté de Courtomer. Elle est arrivée un jour à bicyclette… Marie-Louise était blonde, grande, de la même taille que Valentin, et il l’a trouvée belle.

Valentin aimait bien danser, il allait au bal à L***, il y en avait de temps en temps, en été. Un orchestre arrivait et s’installait. Ils étaient bien soixante-dix à quatre-vingt à se retrouver là, et on changeait de cavalière entre les danses. Sa danse préférée, c’était le tango. Nul doute qu’il l’a dansé avec Marie-Louise.

Marie-Louise, d’une famille de six enfants comme Valentin, était ouvrière agricole, on disait « domestique » à l’époque. Auparavant, elle avait travaillé dans une ferme à Essay, dont le patron, devenu veuf vers quarante ans, l’avait demandée en mariage. Comme elle ne voulait pas l’épouser, elle avait dû quitter la ferme et elle a trouvé de l’emploi chez les D***, où elle a rencontré Valentin.

Quand Valentin a eu vingt-et-un ans, c’était l’âge du service militaire, qui durait deux ans, il a été appelé à se rendre au fort de Charenton, pour servir dans un régiment d’artillerie lourde qui employait de nombreux chevaux, plus de deux cents, pour tirer les canons. Il a donc dû quitter la ferme et Marie-Louise. Au régiment, il a été choisi pour suivre une formation d’infirmier militaire à l’hôpital de Saint-Mandé. Ça lui a bien plu d’apprendre. Il explique : « J’ai eu mon brevet de… bref on m’a mis une croix rouge sur le bras. »

Au moment où il devait être libéré du service, en 1939, la guerre éclate. Le voilà reparti pour un an de bagarre. Valentin a relevé des blessés, on allait les chercher, on appelait les brancardiers. On relevait aussi des morts. Il y en avait beaucoup. Assez vite, le combat a tourné à la dé­bâcle, avec les troupes françaises qui battaient en retraite.

– Le lieutenant, un médecin, me connaissait bien. Avec sa carte et son petit poste de radio, il a dit : « Si on reste là, on va se retrouver prisonniers des Allemands. Moi je ne veux pas. » Il a demandé : « Qui vient avec moi ? » Il y avait cinq, six infirmiers présents, personne n’a répondu. J’ai dit « Moi, mon lieutenant. » On est monté en voiture. Et on signalait les Allemands par là, les Allemands par ci, il fallait faire des détours, on divaguait, on zigzaguait, de droite à gauche. On leur a échappé et on s’est retrouvé près de Marseille. On était en zone libre, sans le savoir. J’ai été libéré de l’armée trois mois après, je suis revenu en train, j’ai traversé la ligne de démarcation. Il n’y avait pas de problème à ce moment-là.

Rentré au pays autour d’octobre 1941, Valentin s’est marié avec Marie-Louise le 24 août 1942. On a fait une belle fête à L***, avec un repas et une trentaine d’invités. Puis il a cherché à s’installer. Or un fermier venait de mourir, et le propriétaire de la ferme, qui habitait à Alençon, a accepté que Valentin et Marie-Louise la reprennent comme métayers. La ferme de F*** comportait un logis, une grange, une étable, tout ce qu’il fallait. La terre était bonne, le confort sommaire. On se chauffait au poêle à bois, il n’y avait pas de salle de bain, et Valentin allait chercher l’eau au puits. Lui et Marie-Louise s’entraidaient pour les différents tra­vaux. À la ferme, on élevait des vaches, mais aussi un perche­ron, acheté au marché du Mêle par Valentin, qui sait reconnaître un bon cheval. On culti­vait la pomme de terre, les betteraves pour nourrir les vaches en hiver. Valentin a suivi à pied son che­val attelé à la charrue, pendant plus de trente ans :

– Après, j’ai eu un tracteur, alors, ça allait mieux. J’en ai fait des allers et retours pour labourer !

On pressait les pommes pour fabriquer le cidre. C’était aussi à la ferme que l’on fabriquait le beurre, à la baratte, pour aller le vendre au marché. Valentin y allait toutes les semaines, au Mêle, en carriole, avec le cheval. L’un s’appelait Castille, le suivant Polka. Il y vendait du beurre et des œufs, il fallait discuter du prix, ça coinçait parfois. Un placier, un garde champêtre prenait l’argent pour l’emplacement. Au Mêle se tenaient aussi des foires aux chevaux, dont la célèbre foire aux poulains, le 30 novembre, à la Saint-André.

Le travail de la ferme comportait encore la taille des haies, le bois de chauffage, qu’il faisait tous les ans, en hiver, à la hache. Puis le bois séchait pendant un an ou deux.

Contrairement à beaucoup de ses voisins, Valentin ne chassait pas ; l’idée de faire souffrir des animaux ne l’amusait pas.

Les diverses pénuries de l’Occupation se sont aussi fait sentir à L***, où l’on avait des cartes de rationnement comme ailleurs, pour le pain, la viande, les chaussures, mais on n’y faisait pas la queue comme en ville.

Les Allemands étaient exigeants ; ils réquisitionnaient régulièrement vaches et chevaux qu’ils envoyaient en Allemagne. Les propriétaires étaient convoqués sur la place du Mêle et les Allemands faisaient leur choix. Heureusement, Valentin n’a pas eu à leur livrer de bêtes.

Les deux frères de Valentin, Jean et Eugène, qui avaient refusé de partir en Allemagne pour le travail obligatoire, le STO, se sont sauvés vers la Bretagne, en cyclomoteur. Ils ont été pris, ramenés à Caen et emprisonnés.

Arrive l’année 1944, et l’offensive alliée sur la Normandie, précédée de bombardements.

– J’en ai un mauvais souvenir. J’ai perdu une sœur qui avait dix-neuf ans, elle s’appelait Marie ; j’ai eu un petit frère, Pierre, qui a eu une jambe de coupée, il avait 13 ans. J’ai eu mon beau-père qui a été pulvérisé, on n’en a pas retrouvé seulement une miette… Tués le même jour à la même heure. C’est un avion anglais qui revenait de bombarder L’Aigle. Il y avait une colonne d’Allemands en contrebas de la ferme, à 80 mètres, il est venu pour bombarder la colonne, mais malheureusement, il a mal visé, il a atteint la ferme. Vous voyez un petit peu le travail. Ce devait être autour du 7 juin. Mon frère Pierre a dû porter le reste de sa vie une jambe artificielle qui l’a beaucoup fait souffrir.

– Quand les Anglais ont bombardé Caen, vers le 10 juin, il y a un grand pan de mur de la prison qui est tombé. Mes frères Jean et Eugène se sont sauvés, malgré les Allemands qui tiraient. Et pour reve­nir de Caen, ils sont allés par les champs, toujours en suivant les routes, mais en marchant sur le côté, à l’abri. Quand venait une voiture, ils se mettaient à plat ventre par terre. Sitôt la voi­ture passée, ils se relevaient. En 1944, les campagnes étaient dangereuses, avec les Allemands en retraite. Mes frères se disaient : si seulement on pouvait voir un panneau qu’on connaît ! Puis, un beau jour, ils ont aperçu un panneau dans les lueurs de phares d’une voiture, Alençon ! Ah, ils ont dit, on est sauvés ! Mais alors quand ils sont arrivés chez eux, c’était le désastre. Les voisins ont raconté, et ils ont dû aller chercher du travail ailleurs.

Malgré tout, on a été content de voir arriver les Américains, c’était la libération. Il y a eu une fête au village, avec de la musique, des chansons, à laquelle Valentin est allé. Vers la fin de la guerre, on manquait de main-d’œuvre et des prison­niers allemands ont été affectés dans les fermes. Il y en avait deux chez Valentin et Marie-Louise, ils étaient cor­rects et travailleurs, et on réussissait à se comprendre. L’un se prénommait Herman, l’autre, Valentin ne s’en sou­vient plus. En tout cas, ce n’étaient pas des SS, mais des soldats ordinaires, de la Wehrmacht. Puis, ils ont été rappelés au camp de Damigny et on n’a plus eu de nouvelles d’eux.

À L***, à cette époque, il y avait tout ce qu’il fallait, deux épiceries, une boucherie, une boulangerie, un maréchal-ferrant, un charron, un cordonnier, un menuisier. Le bourre­lier passait deux ou trois fois la semaine pour réparer les harnais. Aujourd’hui, il n’y a plus qu’un seul commerce.

Dans sa vie, Valentin n’a guère pris de vacances, mais il est allé au bord de la mer, en famille, par le train, dans la région de Caen ; on y allait pour la journée, en rentrant tard le soir, à temps pour la traite des vaches. Avec Marie-Louise, ils ont eu deux enfants, un garçon et une fille.

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