Avec un guide aveugle, Jorge Luis Borges

Le cheminement de mots qui me conduisit aux textes de Jorge Luis Borges est détourné, comme il convient. Je crois que je découvris son nom à travers un de ses traducteurs français, l’écrivain Roger Caillois que j’avais croisé dans la correspondance du poète Saint-John Perse. C’était au cours de la préparation d’un long exposé avec mon camarade Édouard Schalchli, en première année de classe préparatoire au lycée Victor-Hugo, un établissement situé près du musée Carnavalet à Paris. Les recherches que nous consacrions tous deux à ces présentations démesurément approfondies et exhaustives, les longs entretiens que nous avions à leur sujet m’ont sans doute davantage formé et davantage appris que tous les cours que j’ai suivis. On ne sait pas à l’époque où on les pratique que ces travaux de jeunesse ne cesseront jamais de nous accompagner et qu’on ne dépassera que rarement les étapes intellectuelles franchies en ces temps reculés.

Les nouvelles de Fictions se sont présentées d’abord, puis celles de L’Aleph. Même si ces textes ressemblaient assez peu à des fictions, tant s’y mêlait le discours, l’argumentation paradoxale et le récit, mon enthousiasme a été immédiat. Mon goût de l’étrangeté et des labyrinthes était comblé. L’érudition devenait une branche de la littérature fantastique : impossible de savoir si telle encyclopédie, tel traité était une invention ou avait réellement paru. Les vertiges rigoureux des mathématiques y fécondaient l’imagination, comme dans une page de Pascal. Sans faire de différence, et d’ailleurs y en avait-il une, je dévorai aussi tous ses courts essais, L’Auteur et autres textes, Enquêtes etc., et je me pris d’une passion durable pour certains des sujets obscurs qu’il évoquait, les kenningar des épopées islandaises, les différentes éditions de l’Encyclopedia Britannica.

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Face au texte : Coincé dans la phrase

Il arrive parfois que le lecteur le plus attentif, le plus habitué à l’exercice, quand il déchiffre une de ces phrases de belle ampleur qui déploient leurs périodes sur une douzaine voire une vingtaine de lignes, aussi correctes et équilibrées fussent-elles, fécondées par la fréquentation régulière d’un latin originel ou nourries du rythme classique d’une oraison funèbre de Bossuet par exemple, ou encore d’une palinodie du cardinal de Retz , quand bien même elles affichent en des carrefours stratégiques, ces bornes, ces pivots, ces panneaux indicateurs que sont les adverbes et le conjonctions logiques, et en particulier si elles manient le paradoxe, le renversement de perspective, détaillant des causalités ineffectives ou dénonçant des préjugés bien ancrés, il se produit parfois, disais-je, Continuer la lecture de « Face au texte : Coincé dans la phrase »

Face au texte : L’ancrage

L’âge venant, les lunettes s’imposant, vient le désir de regarder les mots de plus près, de tâter leur relief et leur texture, de les goûter, d’interroger leur profondeur, de sonder leur généalogie.

Alors, en effet, ralentissant, se coince la loupe sur l’œil pour examiner les facettes, le brillant et la couleur du mot ; s’attarde et se perd parfois dans de vastes catalogues, l’immense Larousse du XIXe siècle, les Grand Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Littré, ou même La Curne de Sainte-Palaye.

Le possède l’impression que les vieux mots, même ceux qui sont inusités depuis des décennies, n’ont rien perdu de leur force expressive, qu’ils nomment des outils de métiers disparus, des pièces d’architecture navale, des rituels archaïques ou des nuances de sentiments oubliées ; reste donc plutôt imperméable aux vogues récentes et fugitives, au « ressenti » ou au « vécu ».

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Face au texte : L’écrivain, certains jours…

— L’écrivain certains jours est cet enfant qui a démonté sa montre et reste perplexe devant le nombre de rouages, de pignons, de ressorts, de cliquets et d’arbres qu’il en a tiré, et se révèle finalement incapable de la remonter et de relancer son fonctionnement.

— Je dirais plutôt que l’écrivain ce jour-là est semblable à cet enfant qui, ayant admiré l’agilité, la rapidité et les coloris d’un lézard l’a capturé et l’a tué, plutôt par accident que par méchanceté. Bientôt, il ne reste plus qu’un petit cadavre inerte et sans couleurs, que l’enfant honteux ne parviendra pas à ressusciter.
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Effeuillaison

Aquarelle de Dominique Mansion

Effeuillage ?
Qui nous défeuille
nous effeuille
le paysage
à la saison d’effeuillaison
à la saison de l’effeuillement
signant le passage du temps ?

Le langage est un arbre
pluie de suffixes
se détache des branches

Limbes
nervures
pétioles
s’envolent

Et la stipule
remarquée par Lamarck ?

Après le passage des fleurs
aux fruits
le moment automnal
est-il essentiellement
mélancolique ?

Saturation d’été
de sécheresse
Excès de maturité

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Une poignée d’olives pour la route

À l’association 1851 et aux Amis des Mées

Une olive :
Quand je serai poète
je dédierai une ode
à l’olivier
ou peut-être seulement
à son rameau
ou alors simplement
à l’olive

L’éloge surgirait
d’un simple noyau
dur et strié

Oui, l’olive pose rondement
un idéal de perfection
et de forme
par l’ovale clos
la saveur, la concision
Eh oui, elle nourrit
et tout un chacun
est ravi par l’olive Continuer la lecture de « Une poignée d’olives pour la route »

Colosse effacé le cormier le sorbier

Bel arbre, sans mentir
feuillage composé, ajouré
lent à pousser
volontiers géant
pourvu qu’on lui laisse le temps
Borne des campagnes de jadis

À la croisée des chemins
ou en limite de parcelle
écorce de chêne
rameau comparable à celui du frêne
et à l’automne, saison des brumes
petits fruits
en forme de poire

Bois rouge
d’une telle dureté
qu’on hésitait à le travailler
sauf pour les manches d’outil
les rouages du moulin
la vis du pressoir
ou de la presse
gravure sur bois
poinçons de typographe

Cormier ou Sorbier domestique
sorbier dans le midi
cormier au nord, à l’ouest

Vous dites sorbier
je dis cormier
ou l’inverse
n’allons pas nous disputer
pourvu qu’on ait l’ivresse
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À l’orée

Couronnant la colline
depuis des temps immémoriaux
la forêt règne sur l’horizon

On n’en voit que la lisière
bord plus ou moins effrangé
limite plus ou moins effilochée

Faut-il dire lisière ou orée ?
Qui est dedans, qui est dehors ?
Un œil observe-t-il depuis la sylve ?

La plupart des villages, des ermitages
ont choisi de lui tourner le dos
d’ouvrir des essarts, des défrichages

À son abord quelque chose nous interdit
outre les panneaux défense d’entrer
Chasse privée, voire Attention pièges
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