Les cahiers de Marle Bévis : 5. Saga signée Marle Bévis

Parce qu’il n’est jamais là où l’on s’attend qu’il soit, Marle Bévis descend de son escabeau et renoue avec le genre qui a fait son succès, la grande fresque romanesque contemporaine. Les États-Unis forcément, des héros nord-américains et blancs, comme dans les feuilletons télévisés. Couleur locale : un peu de côte est, des Bostoniens ; un peu de côte ouest, mojitos et palmiers. Un zest de nature sauvage, du vent dans les séquoias, un grizzli qui passe, échappé de l’école du Montana. Un long trajet en Plymouth modèle 1971, quelques courriers électroniques, un peu d’internet, un meurtre, un manuscrit volé, une avance d’un million de dollars, la liaison passionnée d’un homme mûr avec une très jeune fille, d’origine cherokee, aux seins lourds et aux cuisses fuselées, et c’est plié, c’est broché, c’est en pile au rayon culturel dans tous les centres Leclerc de France.

Les cahiers de Marle Bévis : 4. Marle Bévis dans la tourmente

C’est au tour de notre oiseau de haut-vol de pourfendre le politiquement correct. Même s’il hésite un peu devant l’expression « droit de l’hommisme », on est puriste ou on ne l’est pas, il tonne à longueur de pages contre les défenseurs des fainéants, des assistés, des migrants etc.
Dressé sur son célèbre escabeau, bravant la bourrasque intellectuelle, il fulmine. Si d’aventure les clameurs d’indignation s’apaisent, Marle Bévis dénonce la conspiration du silence qui entoure sa philosophie. Quand elles reprennent, il en appelle à la liberté d’expression et déplore l’impossibilité de débattre sereinement de ces questions vitales.
Si son verbe est parfois violent, c’est pour mieux entamer le catéchisme monolithique de la bien-pensance.
Parmi les travaux d’Hercule auxquels il s’est attelé, en sus du nettoyage des écuries d’Augias et de l’éradication de la psychanalyse, figurent la rénovation du naturalisme, le renvoi de l’individu moderne à ses entrailles boursouflées, et l’assimilation de l’amour humain aux ébats des chiens.
Sa plume pourfend avec intrépidité la mauvaise foi des éditorialistes. Elle prédit la vente à l’encan des grandes valeurs classiques françaises sur un souk mondialisé et métissé.

— Silence, abjects mercenaires de la pensée unique !

Solitaire et persécuté, léchant ses plaies à vif, Marle Bévis relit Voltaire pour l’acidité, Maurras pour retremper son âme, et secoue sa crinière de vieux lion.
Une fois rasséréné, il retourne à ses fourneaux,  touiller la misanthropie aigre qui traînait dans le fond de nos antiques casseroles.

Les cahiers de Marle Bévis : 3. Enfin, Marle écrit son autobiographie.

Marle Bévis sait que le véritable génie impose un travail sur soi-même. Le récit autobiographique lui permettra de dénoncer l’abjection historique de son père, de glisser son nez dans les coucheries de sa sœur et de se plaindre de la froideur de sa mère. Il se souvient très bien qu’elle n’a jamais acheté le jouet en plastique qu’elle lui avait promis. C’est contre eux, c’est à contre sens que Marle Bévis est devenu l’écrivain que l’on connaît aujourd’hui, lui que sa famille abreuvait de fiel et de sarcasmes, car elle était aveugle à son génie précoce et à sa sensibilité à fleur de peau. C’est tout un résumé fort et âpre de l’humaine condition que dessine son nouveau livre, Après leur avoir arraché leurs haillons, je vomis sur leurs tombes.

Les cahiers de Marle Bévis : 2. Marle Bévis prend de l’altitude

Marle Bévis, après avoir dominé trop facilement le champ des sciences humaines, décide finalement d’être prince des poètes. Couronné de laurier, enveloppé nu dans un drap blanc, juché sur son escabeau, il nous prend de haut. Sans vergogne, Marle Bévis prophétise. Son poème épique baptise le midi « instant zénithal », la soupe « chaos primordial ». Sa plume travestit la pensée la plus ordinaire et la métamorphose en vers oraculaires, sibyllins et jaculatoires. Ses strophes convoquent la foudre, le crachat, la nudité. L’érotisme n’effraie pas Merle Bévis. Volontiers érigé et phallique, il appelle une fellation « un air de flûte épileptique ». Bref, il assoit son postérieur marmoréen sur la banalité de nos existences.

Les cahiers de Marle Bévis : 1. Développement personnel

Si Marle Bévis écrit, il ne compte pas perdre son temps avec les poètes désargentés. C’est forcément un best-seller qu’il prépare. Un coup d’œil à la liste des meilleures ventes et c’est entendu, il entreprend un manuel de développement personnel.
Par chance, cela ne présente aucune difficulté pour Marle Bévis. Son moi a déjà atteint son degré de développement maximal, il occupe tout l’espace disponible, ne laissant de place, à l’intérieur de lui-même, pour personne d’autre.
Il choisit un titre beau, simple et classique : À la découverte de soi-même.
Marle Bévis ne met pas la charrue avant les bœufs : il rédige une table de matières qui suffira à convaincre un éditeur et lui vaudra assurément une avance confortable sur les droits d’auteur. Il y a douze chapitres.

  • Pour vivre heureux, vivons aveugles
  • La vérité a déserté le puits
  • Collision avec un miroir, sept ans de malheur !
  • Florilège d’idées noires
  • Liste de vos infamies, trahisons et autres impostures
  • Votre moi est-il plus haïssable que celui d’un autre ?
  • Autant fouiller une poubelle
  • Se haïr soi-même, la clé pour mieux détester les autres
  • Vaut-il mieux souffrir que ne pas être
  • Quelles dernières paroles pour ne pas mourir idiot ?
  • Quelle épitaphe pour votre pierre tombale ?
  • Au fond du gouffre, le néant

Marle Bévis n’a pas peur, son caractère est bien trempé. Sans hésitation, il déconstruit, désosse, déshabille, déchante. Pour la couverture, il envisage quelque chose de bleu pâle, avec une touche de rose, une colombe ou un arbre.

Face au texte : métalinguistique

Parmi les pouvoirs de la langue, celui de s’emparer d’elle-même.
Et se retrouve avec des mots auxquels voudrait faire dire autre chose que ce que prévoit le dictionnaire.
Comment les colorer, les gauchir, pour qu’ils se plient à son intention ?
Susciter (avec la langue) de nouveaux voisinages, assembler « boire » et « déboire » ?
Changer leur câblage pour que s’éclairent différemment préfixe, racine, pour que certaines potentialités s’avivent et d’autres s’éteignent, pour que le courant du sens les parcoure différemment, une fois leurs polarités inversées. Mots électriques ?
Ainsi voudrait qu’ « interdire » signifiât « dire entre les mots, dire entre les lignes », bref glisser un sens nouveau dans un interstice.
Comment convaincre le lecteur d’accepter ces altérations ? Suffira-t-il de le prendre de haut ? Qui fera siennes les interdictions manuscrites dans l’interligne ?

Ce qui n’existe pas.

Note dans un carnet perdu, reconstituée de mémoire.
Parmi les qualités d’un [objet], l’existence n’est pas forcément la plus importante, ni la plus efficiente. Les dieux, par exemple, n’ont pas forcément besoin d’exister pour posséder d’autres qualités (beauté, profondeur et cruauté) et une efficacité manifeste, mais ce n’est pas aux dieux que je pensais au premier titre… Peut-être aux fées, à certains héros ou à certaines abstractions.

Naguère comme aujourd’hui, le choix du noir

Vous vous prenez la tête dans les mains, vous tâchez de voir et de savoir. Vous êtes à la fenêtre dans l’inconnu. De toutes parts les épaisseurs des effets et des causes, amoncelées les unes derrière les autres, vous enveloppent de brume. L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir.
William Shakespeare, Victor Hugo.

Face au texte : à contre-courant

S’il se croit auteur, si on le baptise parfois ainsi, c’est en réalité la langue des autres qui le parle, l’écrit, écrit par sa main, investit ses pages, fait de lui sa marionnette. Quel bond, quelle contorsion, quelle détente de serpent ou de mante religieuse, il lui faudrait pour la ressaisir, l’empoigner, la faire sienne enfin !
À rebrousse-poil, à contre-courant, dans les remous et dans l’écume, qu’il cherche en amont un point d’équilibre, une source plus vive.

Face au texte : jubilation brouillonne

Donna le signal, l’auteur, d’un tir de pistolet, mais les mots, avec une jubilation brouillonne, s’élancèrent en désordre et durent interrompre leur course, verbe en tête : faux départ.
La mine du crayon casse, la langue fourche, la phrase reste sur le bout de la langue. Dans quel état le texte est-il retrouvé ?
Pourtant, ébauchant, gommant, rayant, recouvrant, ajoutant, soulignant, on provoque des accidents, des frictions dont jaillissent des étincelles de sens et de beauté. Elles réchauffent, et qui sait le brasier qu’elles pourraient allumer ?