Cuisinez votre propre langue :dans la chair des voyelles, entre les os des consonnes, levez de beaux filets de langue, dégraissez-les, séchez-les, frottez-les de sel. Puis mangez votre propre langue toute crue, pour qu’elle vous devienne consubstantielle.
Roman II, Jacques Roubaud
C’est un autre roman encore, peut-être le même.
Un homme abandonné, à cause d’une mort, reçoit un coup de téléphone. Ce coup de téléphone est un appel d’une femme aimée, et morte.
Il reconnaît sa voix. Elle appelle d’un monde possible, autre, en tout point semblable à celui auquel il est habitué, avec cette seule différence que, dans ce monde, elle n’est pas morte.
Mais que dira-t-il ? Que s’est-il passé dans ce monde-là en trente mois ? Que lui dira-t-elle ? Comment entrerait-il dans ce monde où l’horreur n’a pas eu lieu, ce monde à la mort abolie, où la lutte continue contre la mort, où ils s’obstinent à ce combat qui, ici, dans le monde où il est encore au moment où il décroche l’appareil, a été perdu ?
Il décrochera, et il entendra sa voix. Le monde où il est encore (le téléphone vient de sonner mais il n’a pas encore bougé la main pour répondre) sera oublié.
Jacques Roubaud, Quelque chose noir, Poésies Gallimard.
Avec toute la révérence d’un voleur de trésors.
Pulp français

Je n’ai jamais lu d’aventures du « nyctalope » le héros récurrent de Jean de La Hire, mais mon premier essai de roman s’appelait Le Démon nyctalope.
Douve parle
Quelle parole a surgi près de moi,
Quel cri se fait sur une bouche absente ?
À peine si j’entends crier contre moi,
À peine si je sens ce souffle qui me nomme.
Pourtant ce cri sur moi vient de moi,
Je suis muré dans mon extravagance.
Quelle divine ou quelle étrange voix
Eût consenti d’habiter mon silence ?
Du Mouvement et de l’Immobilité de Douve, Yves Bonnefoy, Poésie/Gallimard.
Le défi farouche d’Armand Robin
LE CHOIX
Dans l’ère de haine et de propagande
Je veux une surface aussi grande.
Je n’ai pas besoin de vent pour élargir mes gestes,
Je n’ai pas besoin d’écho pour ébruiter mes cris.
C’est par leur vérité que mes mots seront énergie.
Je veux qu’on me soupçonne, qu’on me calomnie ;
Je veux sur moi le poids de toute tyrannie.
… …
J’ai choisi, pour me bâtir, d’être partout détruit.
J’ai choisi de n’avoir pas de lit,
De n’avoir aucun sommeil dans aucune nuit…
Armand Robin, Ma vie sans moi, Poésie/Gallimard
Franchement, jusqu’à hier, j’ignorais jusqu’au nom d’Armand Robin et voilà qu’aujourd’hui…
Depuis plus de dix ans mes gestes sont détruits,
Très seul, loin du poème, en un bois déserté,
Je m’assaille à la hache, muet déserté,
Et les poèmes qui parfois tombent de moi
Font à peine le bruit d’une feuille morte dans les sous-bois
Homme de la nuit,
J’ai vécu dans un monde détruit ;
Mots, gestes ont dû grimper de ruine en ruine.
Armand Robin, Ma vie sans moi, Poésie/Gallimard
Remarque
Les quelques commentaires que recelaient ces pages ont été effacés par une intervention intempestive de l’hébergeur, sans mon accord.
Décrire
Je pratique dans mes carnets un nouveau genre littéraire qui consiste à décrire des textes sans les écrire. On peut aussi écrire les textes, les décrire puis les détruire, pour ne conserver que leur description.
Le bénitier de l’église d’Aurel, dans la Drôme, est un ex-voto à la déesse Andarta
Contrerimes
Ce pavé que l’Europe foule
Est gras encor du suif des morts.
Leurs os, qui n’ont plus de remords,
Y dorment au pas de la foule,
D’un sommeil noir, à pleins paniers.
— Dors-tu, Cathau, loin des charniers
Où tes crapauds, sous l’herbe verte,
Enchantaient le cœur des passants :
Toi qu’un jour l’aube, aux Innocents,
Trouva nue, et la gorge ouverte ?
Paul-Jean Toulet, « Dixains », Les Contrerimes, Poésie/Gallimard.