Le calembour

THÉORIE DES CALEMBOURS

Petit Janus, gamin frondeur, concentré de subversion, d’imagination et de désir, pique-assiette volontiers insolent, misogyne ou obscène, le calembour, qu’il s’habille en à-peu-près, contrepèterie, homophonie ou équivoque, dynamite la raison et la bienséance. On le verra au fil du temps briller à la cour ou se morfondre en exil, réfléchir sur le langage ou inventer des formes littéraires, consterner, affoler ou réjouir les penseurs. Toujours il revient, par en dessous, se tailler sa place au soleil.

LE MOT ET LA CHOSE

Calembour surgit dans les années 1750, venu on ne sait trop d’où. Il désigne un jeu de mot fondé sur une ressemblance sonore ou homophonie, entre deux mots de sens différent. Sa ressemblance avec calembredaine et avec bourde semble lui nuire tout de suite. Dès l’origine, il est double et insinuant : il a un homophone venu de Malaisie, calambour ou calambac, bois parfumé qui sert en marqueterie, et il s’introduit chez les meilleurs auteurs, se glissant dans une lettre de Diderot à Sophie Volland de décembre 1768. Et le premier calembourdier (ou calembouriste) peut entrer en scène, c’est Nicolas Maréchal, autoproclamé marquis de Bièvre (1747-1789), mousquetaire et fin diseur, petit-fils du premier chirurgien de Louis XIV. Il publia en 1770 une Lettre écrite à Madame la Comtesse Tation par le Sieur de Bois-Flotté, étudiant en droit fil que suivirent bientôt Notes historiques sur l’abbé Quille, Les amours de l’Ange-Lure et de la Fée-Lure puis une pièce de théâtre en un acte intitulée Vercingentorixe, farcie de calembours qui n’ont rien à voir avec l’action et qui la parasitent irrespectueusement. Elle contient ces vers immortels :

Je sus comme un cochon résister à leurs armes,
Et je pus comme un bouc dissiper vos alarmes,

 « Ceci est exécrable, disoit-on à l’auteur, vous écrivez je sus & je pus avec un s à la fin, il faudroit qu’on pût y mettre un e pour que le kalembour fût exact : Celui-ci répondit au censeur : Eh bien ! Monsieur, je ne vous empêche point d’y mettre le vôtre, un nez pour un e [un é]. » rapporte l’article kalembour du supplément de 1777 à l’Encyclopédie. L’orthographe du calembour, en effet, pose un problème épineux, dans la mesure où il est souvent fondé sur une homophonie qui suppose deux orthographes différentes à la fois.

Il appartient davantage à la sphère de l’oral qu’à celle de l’écrit, comme le dit encore l’Encyclopédie, puisque sa qualité dépend de son à propos :
C’est toujours la manière d’amener & de placer le kalembour qui le rend plus ou moins plaisant : par exemple, ce seroit une platitude bien froide de dire : cet homme-là mérite d’être cru, il ne faut pas le cuire ; mais on sera sûr de faire rire avec le même équivoque, en supposant un homme condamné à être brûlé qui, au moment où l’on va mettre le feu au bûcher, veut parler encore pour sa justification, & en admettant un interlocuteur qui lui adresse ces mots : va, mon ami, ce que tu dis là & rien, c’est la même chose, tu ne sera plus cru. Continuer la lecture de « Le calembour »

Est-ce que je comprends ce qu’Edmond Jabès dit ?

La glace est rompue, l’invité peut paraître.

Prononcé, le mot vole ; écrit, il nage.

La chute d’un mot peut entraîner celle du livre.

La faim c’est le jour.

Creuser, c’est suivre le chemin de l’ombre. L’infini est noir.

À chaque mot, sa part d’encre.

Les paroles circulent vêtues d’haleine.

Les paroles ont les sons pour ombre.

Edmond Jabès, Le Seuil/Le Sable, poésies 1943-1988, nrf.

Volé dans les très étonnants Propos de table du redoutable Martin Luther, recueillis par ses disciples

Je suis grand ennemi des mouches, quia sunt imago diaboli et haereticorum ; elles sont l’image du diable et des hérétiques. Lorsque j’ouvre un bon livre, les mouches accourent et se posent, se promènent dessus, comme si elles voulaient dire : « Nous sommes là et nous souillons ce livre de nos excréments ! » Le diable en agit de même ; lorsque nos cœurs sont le plus purs, il vient et il les souille. Quand ma ferveur est bien ardente et que je suis le plus disposé à la prière, le diable accourt et il emporte mes pensées jusqu’à Babylone peut-être, où je me mets à construire des châteaux en l’air.

Face au texte : tirer à la ligne

J’écris une ligne pour établir une barrière contre l’avalanche de  signes, cris, mots, paragraphes, pages, derrière laquelle j’essaierai de penser.

J’écris pour tracer une ligne et si tu franchis cette ligne, je te tuerai, car derrière elle je fonde un ouvrage.

Je veux une ligne qui soit une modeste zone de silence et de calme.

Je veux une ligne comme une colonne, forte et droite, et je secouerai ma paresse pour y grimper et je m’y installerai, tel un saint stylite, seul au bout de ma ligne.

Au bout de ma ligne, pas d’hameçon, pas de venin, car je ne veux ni pêcher ni tuer avec ma ligne.

Et ma ligne, je ne la copierai ni cinquante ni cent fois, car elle est unique.

Et ma ligne n’est qu’une frontière entre deux néants…

Et ma ligne un fil que la Parque tranchera.

Deux versions du même récit de Villiers de l’Isle Adam, poème en prose et nouvelle,

            L’a­ven­tu­rier se ris­quait de nuit, au mi­lieu des sé­pulcres des an­ciens rois de ces contrées pa­ci­fi­ques et, les sa­coches de pier­re­ries au fond de la bar­que, re­mon­tait les fleuves au clair de lune. Sé­duit, tou­te­fois, par les miel­leux discours du co­lo­nel Sombre, il don­na dans une em­bus­cade, et pé­rit au mi­lieu d’af­freux sup­plices.

 Villiers de l’Isle Adam, « El Des­di­cha­do ».

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Quelquefois on a envie d’être méchant, ou au moins de faire semblant de l’être, avec Max Aub

Je l’ai d’abord tué en rêve, ensuite je n’ai pu m’empêcher de le faire vraiment. C’était inévitable.

Je l’ai tué parce que j’étais sûr que personne ne me voyait.

Il m’a dit que cette affaire ne l’intéressait pas. Je ne tiens pas à éclaircir les raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec cette histoire. Il m’a assuré qu’ailleurs il achetait ses chaussettes de laine bien moins chères. Ce n’était pas possible. Je les lui laissais au prix coûtant. Je les soldais parce que j’avais un pressant besoin d’argent. Il m’a sorti qu’il les achetait deux cinquante de moins la douzaine. C’était un mensonge indécent. Et il fallait voir avec quelle certitude, avec quel sérieux il m’affirmait ça, en fumant un mauvais cigare. Je l’ai fait avec le poids de deux kilos qui était sur le comptoir.

Vous n’avez jamais tué personne par ennui, parce que vous ne saviez que faire ? C’est amusant.

Il m’a brûlé avec une cigarette, très fort. Je ne dis pas qu’il l’ait fait volontairement, mais la douleur est la même. Il m’a brûlé et m’a fait mal, j’ai vu rouge et je l’ai tué. Moi non plus, je n’avais pas l’intention de le faire, mais j’avais cette bouteille à la main.

Il tua sa petite sœur la nuit des Rois parce que tous les jouets étaient pour elle.

Je l’ai tué parce qu’ils m’ont donné vingt pesos pour que je le fasse.

il m’avait mis un morceau de glace dans le dos. Le moins que je puisse faire était de le refroidir.

Comment peut-on m’accuser de l’avoir tué alors que j’avais oublié que mon pistolet était chargé ? Tout le monde sait que je n’ai pas de mémoire. Alors maintenant on va dire que c’est ma faute ? Ça, c’est un comble.

Max Aub, Crimes exemplaires, Phébus libretto.

Quelquefois on a envie d’être sans pitié, comme les minuscules Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, dans les années 1890.

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Félix Fénéon par Vallotton © AKG Paris / Erich Lessing

En se le grattant avec un revolver à la détente trop douce, M. Ed. B… s’est enlevé le bout du nez au commissariat Vivienne.

Une jeune femme était assise par terre, à Choisy-le-Roi. Seul mot d’identité que son amnésie lui permit de dire : « Modèle. »

Au lieu de 175 000 f dans la caisse de réserve de dépôt chez le receveur des contributions directes de Sousse, rien.

Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d’Herblay est retrouvé : Jules Ménard, ramasseur d’escargots.

À peine humée sa prise, A. Chevrel éternua et, tombant du char de foin qu’il ramenait de Pervenchères (Orne), expira.

Une jeune fille a vitriolé son amant, un Toulonnais, haut placé, qui s’évadait, l’ayant rendue mère.

À l’église des Chavannes (Savoie), la foudre a fondu les cloches et paralysé une dévote. Une trombe a dévasté la commune.

Île de la Grande-Jatte, une discussion des ouvriers Werck et Pigot a fini par trois balles que tira celui-ci et que reçut celui-là.

Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère, l’horloger stéphanois Jallat l’a tuée. Il est vrai qu’il lui reste onze autres enfants.

Les puces de son voisin Giocolino, qui en est dompteur, harcelaient M. Sauvin. Il voulut s’emparer de leur boîte et reçut une balle.

Trop de laudanum ne valut que des coliques à l’architecte Godefoin, de Boulogne. Soit — il se noierait. Mais on le repêcha.

Le mendiant septuagénaire Verniot, de Clichy, est mort de faim. Sa paillasse recelait 2000 f. Mais il ne faut pas généraliser.

Le parquet de Toulouse fait rechercher (commission rogatoire) si sa bizarre nihiliste a bien séjourné à Marseille.

Napoléon, paysan de Saint-Nabord (Vosges), a bu un litre d’alcool : bien ; mais il y avait du mis phosphore : d’où sa mort.

Au sujet du diamant bleu, le juge d’instruction Leray, de Brest, a entendu le maître d’hôtel, la camérière et le barbier.

Très horrifiques monstres et dermatoses efflorescentes, un « musée Dupuytren » forain a flambé dans le parc de Saint-Cloud.

Mignon, de Bagnolet, morigéné par le rigide Barot, son concierge, l’a fait taire de deux coups de couteau.

Tiens ! ni le duc ni rien qui le représente, disait-on obsèques de Riehl, qu’écrasa à Nancy l’auto du duc de Montpensier.

Pour gagner l’Argentine, cinq petits Havrais s’étaient tapis dans le canot d’un vapeur. On les y a découverts à Pauillac.

Comme les Lemoine, d’Asnières, devaient des termes, leur propriétaire coupa l’escalier : chute des enfants — plusieurs mètres.

Frédéric Pénaut, de Marseille, a une femme et un frère. Ceux-ci s’aimaient. Du moins il le crut et blessa (deux balles) son rival.

La tendresse de Delalande pour sa servante était telle qu’il tua sa femme à coups de fourche. Aux assises de Rennes : la mort.

L’amour. À Mirecourt, Colas, tisseur, logea une balle dans la tête de Mlle Fleckenger et se traita avec une rigueur pareille.

Le soir, Blandine Guérin, de Vaucé (Sarthe), se dévêtit dans l’escalier et, nue comme un mur d’école, alla se noyer au puits.

Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, éditions CENT PAGES COSAQUES, 2009.

Tout le charme…

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photo P.-A. Touge

Charme

Ce qui enchante chez le charme, ce sont d’abord les formes tourmentées qu’il prend lorsqu’il a été taillé, esquissant ici le visage de bois d’une sorcière ou encore la main d’un géant enseveli. De tous les arbres qui m’entourent, il est celui qui sent le plus son conte de fée, celui qui évoque le mieux les vieilles légendes d’arbres qui parlent ou se déplacent. D’ailleurs, comme le chêne auquel il s’associe souvent, sa souche a quelque chose d’archaïque et de gaulois.
Ses rameaux sont couverts d’un cuir gris argent, plutôt doux sous la main, et vraiment, pour l’enfant qui ose y grimper, il offre un refuge magique dont il faudrait célébrer les mérites en vers ou en incantations.
D’ailleurs, comme le saule, le charme possède un pouvoir presque surnaturel. Ses branches, quand elles se touchent, finissent par adhérer l’une à l’autre et par se souder complètement. Ses rejets, quand il est coupé à ras, se fondent ainsi parfois les uns dans les autres, jusqu’à constituer un tronc unique, cannelé, noueux, tourmenté de creux et de bosses. Les combinaisons sont presque sans limites.
De là, la charmille, abri végétal sous lequel maintes idylles ont été nouées, puisqu’on y reste caché, automne comme été, avec quelque jeune fille charmante.
En effet, son feuillage dentelé sèche et grisonne mais tient bon et ne tombe pas en automne. Les livres de botanique disent qu’il est « marcescent », le mot vient d’un verbe latin qui veut dire « flétrir », mais il a quelque chose de raffiné et d’élégant, sans que cela empêche le charme d’être solide : puisque sa croissance est lente, son bois offre une dureté de billot et d’enclume dont les artisans ont su tirer parti.