À la place Maubert

Plan de Merian

Un enfant de dix ans
en mille neuf cent soixante-quatorze
rêve en marchant
marche en rêvant des récits
lit en marchant
sous son gros cartable
et traverse la place Maubert
pour aller au collège
tout là-haut
en haut de la Montagne-Sainte-Geneviève
Il rêve tellement qu’il faut
le lester pour empêcher
qu’il ne s’envole
ou se dissipe en fumée

Contribue à l’ancrer
L’Anglais par l’illustration
sixième, paru chez Nathan où deux enfants
John and Betty Wilson semblent
tout droit sortis de La Cantatrice chauve
d’autant plus que le manuel est complété par des disques souples
à jouer sur un tourne-disque
où tout le monde parle
de manière exagérément articulée

L’enfant revient sur la place le samedi
pour le marché
le fameux marché de la place Maubert
et l’arpente de long en large
s’ébaudit des gibiers à poil et à plume
écartelés aux devantures des bouchers
et surtout cherche
avec une obstination d’avare
les patates
les carottes
les clémentines
les moins chères
ce qui lui donnera plus tard
le goût de la générosité irréfléchie

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Adieux au ticket

Feuille de l’arbre de la circulation souterraine
petite page d’un carnet où noter fugitivement
promesse de voyage, Danube ou Argentine ?
annotations et impressions automatiques

Sauf-conduit pour tourniquet et contrôleur
en embuscade au coin du couloir
«  titre de transport » en langue administrative
fils de l’étiquette et du ticket anglais

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Le siège de Mazagran, le peintre Félix Philippoteaux et moi

Qui s’intéresse aux guerres coloniales menées par la France en Algérie au 19e siècle doit souvent se contenter du récit qui en est donné par des officers français, bureaux arabes, généraux, gouverneurs. Manque perpétuellement le point de vue des Algériens. L’épisode du court siège de Mazagran, du 2 au 6 février 1840, a longtemps été célébré comme un haut fait de l’armée coloniale. Sa vogue a même suscité une boisson au café, et une sorte de tasse pour la contenir.
L’article très intéressant que Wikipedia consacre à l’engagement fait exception à la règle en juxtaposant intelligemment trois récits incompatibles du combat. Il y a celui du général Guéhéneuc, cité dans la notice que le peintre Philippoteaux (1815-1884) consacre à son tableau Défense de Mazagran, répondant à une commande officielle du roi Louis-Philippe pour la galerie des batailles du château de Versailles : « L’attaque a duré cinq jours : la force totale de l’ennemi est estimée à douze mille hommes, d’après les calculs les plus modérés ; il avait avec lui deux pièces d’artillerie. »
Puis celui d’un ancien officier d’État-major, Pellissier de Reynaud : « Mustapha ben-Tami, khalifa de Mascara, à la tête de 1500 à 2000 hommes, dont un quart environ d’infanterie, vint attaquer avec quelque vigueur un poste fermé situé sur les ruines de Mazagran et défendu par 123 hommes du 1er bataillon d’infanterie légère d’Afrique ».
Et enfin celui El-Hossin-ben-Ali-ben-Abi-Taleb, Histoire d’El hadj Abd-el-Kader’, 1847-1848, traduit par Adrien Delpech dans la Revue africaine, 1876 : « La ville fut entourée de toutes parts. Les soldats se précipitèrent aux murailles. Nous pointâmes une pièce de canon qui abattit la hampe à laquelle ils arboraient le drapeau. Certain jour, un homme du nom de Sid Mohamed ben Mezrona’, bach-kateb (trésorier) des soldats, répandit le bruit parmi ceux-ci que le sultan avait écrit de retourner ; les soldats partirent. »
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Je parole

Longtemps taciturne ou aphasique
Aujourd’hui, je parole
Je parabole
Convaincu que seule une maison construite en pourparlers et parlements saura nous abriter

L’arbre qui parle, traduction d’un poème de Joy Harjo

Joy Harjo est née en 1951. Poétesse creek ou muskogee, elle a été élue poete laureate des États-Unis en 2019. En photo, un des arbres coudés qui, en Amérique du Nord, signalaient les chemins amérindiens.

Le poème en version originale : 
https://poets.org/poem/speaking-tree

L’arbre qui parle

J’ai fait un beau rêve où je dansais avec un arbre
—Sandra Cisneros

Sur cette terre certaines choses sont indicibles
La généalogie des cassures
Un vent timide qui soulève les feuilles après un massacre
Ou le parfum du café alors qu’il n’y a personne en vue
Certains humains disent que les arbres ne sont pas des êtres sensibles
Mais ils ne comprennent pas la poésie
Ils n’entendent pas davantage la chanson des arbres quand ils sont nourris par
La musique du vent ou de l’eau
Pas plus que leurs cris d’angoisse quand ils sont cassés ou dépossédés
Aujourd’hui, je suis une femme qui aspire à être un arbre, planté dans une terre humide et sombre
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Gloses sur le livre

Pour sortir des nuées où l’on rêve les livres plutôt qu’on les écrit, j’ai copié dans mon carnet trois définitions.

« Réunion de plusieurs cahiers de pages manuscrites ou imprimées » écrit simplement Littré, rappelant que certains sont manuscrits, une histoire du théâtre par exemple, et qu’il s’agit toujours de combiner ou de coudre.

Mais c’est un peu carré et sommaire et j’aurais souhaité quelque chose de plus libre, de plus ivre.

Où est le portulan, le journal de bord et naufrage, l’herbier exotique, la recension d’animaux fabuleux ou disparus ?

Paroles fantômes d’hommes plus souvent que de femmes, sagesses fortes et vieilles comme des alcools, mythes effrayants, sacrifices sanglants, voix dont les voyelles mêmes se sont évaporées.

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Transports ferroviaires

En voiture ?
Non, d’abord la salle des pas perdus

Au delà de ce point
un titre de transport est exigé

Tu penses
à ceux qui ne partent pas
Ni billets ni tickets
Visages inquiets de ceux qui restent en gare
naufragés
sans jamais monter dans un
Paris Marseille Menton
ou mieux encore Paris-Rome
avec le soleil qui se lève sur Gênes et la mer

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Monologue du vieux boxeur

Souffle.
Respire.
Tiens ta garde.
Souffle.
Respire.

Corde à sauter, sac de sable, poire de vitesse.
Shadow boxing !
Comment on dit shadow boxing en français ?
Boxe dans le vide ? Boxe simulée ?
Pas de simulation là-dedans.
Boxer contre son ombre ?
Oui, je boxe contre moi-même.
Contre l’ombre, contre mes fantômes.
Je boxe contre l’ombre qui veut tout envahir.

Pendant des années, tous les soirs, après le boulot, j’ai pâli dans la lueur artificielle des salles de boxe, où ça pue les pieds, la sueur et le mâle.
J’ai travaillé la mobilité, j’ai travaillé l’endurance, j’ai travaillé l’esquive.
Loin des projecteurs et des applaudissements, loin du public.
Depuis mes douze ans, six jours par semaine.
Je me suis battu contre moi-même, jusqu’à la douleur, jusqu’aux muscles noués, jusqu’au souffle court, jusqu’à l’asphyxie.
Il faut que je respire. Continuer la lecture de « Monologue du vieux boxeur »

Tomber

De nuit en nuit, alors que que ses activités diurnes l’associaient plutôt à la gravité, il rêvait non pas exactement qu’il volait sans appareil et sans ailes, mais plutôt qu’il tombait, qu’il tombait de mieux en mieux, c’est-à-dire de plus en plus lentement, ayant développé un don peu répandu et généralement délaissé.

Ces rêves de vol, ou plutôt de chute ralentie, semblaient faire partie d’un ensemble, chacun d’entre eux contenait le souvenir des précédents. Et chaque nuit en effet, le rêveur s’entraînait, progressait, le suspens se prolongeait, se fluidifiait…

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L’estran

L’estran
comme une chambre à l’occident
dont on aurait perdu la clé
sous le ressac et le remous
régulièrement noyée
submergée sous un plafond de houle
où dort captive notre imagination

L’estran
chambre des vases, des sables, des rocs
où se recueillent les épaves
bizarrement oubliée des grands mythes
parfumée de puanteurs poétiques
où joue une musique de chambre mousseuse
de crépidules, littorines, balanes et buccins

Chambre d’un dormeur rouge
cuirassé et armé jusqu’au bout des pattes
parcourue de frissons argentés
d’allées-venues fugitives
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