Tuer Napoléon III, le projet présenté au centre national du Livre

Mes romans tentent d’établir une généalogie de notre époque. Après avoir travaillé sur le XVIe siècle, je m’intéresse au Second Empire, autre moment de création de notre temps, autre « scène primitive » qui l’engendre. Il ne s’agit pas seulement de construire des analogies entre le Second Empire et notre époque, de chercher nos origines dans le Second Empire, mais encore, dans un mouvement inverse, de faire porter un masque à une fiction contemporaine (un masque du XIXe siècle, ici) pour démasquer notre temps. Bien qu’aimant avec passion le détail vrai, et la précision dans le décor et dans le cadre chronologique, je ne me fais pas d’illusion sur la véracité de mes reconstitutions : elle sont le présent, sous le masque du passé, mais un présent mis à distance, devenu étrange, dont certains traits paraissent plus vivement.
Je mène des recherches depuis plusieurs années pour ce projet : j’ai, par exemple, relu l’intégralité de l’encyclopédie que constituent les Rougon-Macquart, non pour « faire du Zola », mais parce que le programme naturaliste mis en œuvre par Zola me semble broyer les personnages et que je cherche quelque chose à lui opposer, une réponse à lui apporter. L’ensemble a pour décor Paris, un peu avant le changement de régime de 1851 jusqu’à l’année 1855, à peu près. L’intrigue mêle plusieurs trames. Le roman suit le trajet d’un ouvrier typographe, Étienne Sombre, monté depuis peu à Paris depuis son Perche natal. Son nom de famille le situe dans une lignée saturnienne et mélancolique et, en effet, il a l’occasion de craindre l’empoisonnement au plomb qui constitue un risque professionnel dans son secteur.
L’imprimerie et les lettres de l’alphabet y jouent un grand rôle, puisque le roman est composé de 26 chapitres, correspondant au 26 lettres de l’alphabet, une contrainte qui ne relève pas d’un pur jeu formel, parce que le texte se préoccuppe d’une archéologie du livre et de la lecture, des cabinets de lecture aux étals de livres et de journaux sous les arcades de l’Odéon qu’on pouvait parcourir pour 5 centimes. Chaque chapitre doit constituer une unité, dotée de son ouverture et de sa clôture, sans perdre la possibilité de s’articuler avec les autres.
Étienne Sombre travaille dur pour survivre à Paris, il habite non loin de la porte d’Italie, sur les franges de la ville, tout près du bidonville des chiffonniers de la cité Doré et il se sent la fragilité de sa position. Soudain, il est confronté au coup d’état policier et militaire organisé à partir de l’Élysée. Il participe à l’insurrection avortée qui oppose certains républicains aux troupes du prince président, il assiste à l’agonie d’une victime inconnue de la fusillade du 4 décembre, ce qui finira par le conduire à l’opposition clandestine à l’Empire.
L’histoire de la lutte républicaine contre le régime impérial est mal connue, elle est occultée par l’ombre portée par le plus célèbre des exilés, le grand Victor Hugo, mais aussi par la censure et les interdictions qui pesaient sur ce qu’on appelait à l’époque les « sociétés secrètes ». J’en retrace les contours.
En plus d’être l’époque de gloire du roman feuilleton, ces années passionnantes sont aussi celles du développement de l’électricité et de la bourse, du chemin de fer ou de la publicité. De grands travaux transforment la ville en une métropole moderne ; elle est entaillée de chantiers en permanence, d’autant plus qu’on s’y prépare à l’Exposition universelle de 1855. En même temps, les socialistes qu’on nomme « utopiques », d’après une terminologie marxiste, voient leurs idées se répandre parmi les classes laborieuses. C’est aussi l’époque à travers laquelle j’ai, adolescent, découvert la littérature, passant mon temps avec Baudelaire, Mérimée ou Flaubert.
Plusieurs personnages inspirés par des individus du temps, sous leur nom réel ou sous un nom supposé, le duc de Morny, l’industriel Eugène Schneider, le prestidigitateur et fabricant d’automate Jean-Eugène Robert Houdin, l’ingénieur Gustave Froment, inventeur d’un moteur électrique, le sculpteur Jean-Baptiste Clésinger, mari d’une fille de George Sand, sont mêlés à l’intrigue, brouillant les pistes entre la fiction et l’histoire.
Grâce à la protection d’un proche du ministre de l’intérieur dont il deviendra le secrétaire, Étienne Sombre, un temps épargné par les poursuites, aura l’occasion d’apercevoir la bonne société parisienne où est en train de naître la « fête impériale » et de prendre conscience de la complexité des jeux de pouvoir.
Mais son passé le rattrapera et lui vaudra la déportation en Algérie, peine qui a frappé des centaines d’opposants de l’époque. Là bas les engagements socialistes ou républicains dépaysés pâlissent sous le soleil ardent des colonies.
Autre fil du récit : la rencontre d’Étienne Sombre avec un fantasme ébauché à cette époque qui fait son retour, me semble-t-il, dans la nôtre, la femme machine, qui rêve la fusion de la technologie et du corps, de la mécanique et de l’érotisme. En janvier 1851, on joue à l’Opéra, La Poupée de Nuremberg, sur une musique d’Adolphe Adam. En mars de la même année, ce sont Les Contes d’Hoffmann, drame fantastique de Barbier et Carré, au théâtre l’Odéon. Tous deux s’inspirent en effet du séduisant automate Coppélia du conte d’Hoffmann, L’Homme au sable, qui a inauguré cette rêverie.

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