Le siège de Mazagran, le peintre Félix Philippoteaux et moi

Qui s’intéresse aux guerres coloniales menées par la France en Algérie au 19e siècle doit souvent se contenter du récit qui en est donné par des officers français, bureaux arabes, généraux, gouverneurs. Manque perpétuellement le point de vue des Algériens. L’épisode du court siège de Mazagran, du 2 au 6 février 1840, a longtemps été célébré comme un haut fait de l’armée coloniale. Sa vogue a même suscité une boisson au café, et une sorte de tasse pour la contenir.
L’article très intéressant que Wikipedia consacre à l’engagement fait exception à la règle en juxtaposant intelligemment trois récits incompatibles du combat. Il y a celui du général Guéhéneuc, cité dans la notice que le peintre Philippoteaux (1815-1884) consacre à son tableau Défense de Mazagran, répondant à une commande officielle du roi Louis-Philippe pour la galerie des batailles du château de Versailles : « L’attaque a duré cinq jours : la force totale de l’ennemi est estimée à douze mille hommes, d’après les calculs les plus modérés ; il avait avec lui deux pièces d’artillerie. »
Puis celui d’un ancien officier d’État-major, Pellissier de Reynaud : « Mustapha ben-Tami, khalifa de Mascara, à la tête de 1500 à 2000 hommes, dont un quart environ d’infanterie, vint attaquer avec quelque vigueur un poste fermé situé sur les ruines de Mazagran et défendu par 123 hommes du 1er bataillon d’infanterie légère d’Afrique ».
Et enfin celui El-Hossin-ben-Ali-ben-Abi-Taleb, Histoire d’El hadj Abd-el-Kader’, 1847-1848, traduit par Adrien Delpech dans la Revue africaine, 1876 : « La ville fut entourée de toutes parts. Les soldats se précipitèrent aux murailles. Nous pointâmes une pièce de canon qui abattit la hampe à laquelle ils arboraient le drapeau. Certain jour, un homme du nom de Sid Mohamed ben Mezrona’, bach-kateb (trésorier) des soldats, répandit le bruit parmi ceux-ci que le sultan avait écrit de retourner ; les soldats partirent. »
Une tartarinade ? Quoiqu’il en soit, ce qui a attiré mon attention dans le tableau de Félix Philippoteaux, c’est que le spectateur y est placé du côté des assaillants algériens, qui sont traités sans caricature, avec de nombreux détails intéressants. J’apprécie en particulier l’échelle taillée dans un tronc de palmier ou le vieillard sur la droite, l’index brandi, pour deux auditeurs attentifs malgré la bataille. Leur montre-t-il le paradis qui les attend, rappelle-t-il l’unicité d’Allah ?
Faut-il voir dans cette disposition inhabituelle, très peu utilisée par Horace Vernet, l’autre grand peintre de batailles de Versailles, un effort pour adopter leur point de vue ? Non, sans doute, comme en témoignent d’autre représentations de ce siège, qui choisissent le même cadrage, des images d’Épinal, ou le tableau Défense héroïque du capitaine Lelièvre à Mazagran de Jean-Adolphe Beaucé où les Algériens sont sans visage. Pour magnifier la résistance des soldats français à un assaillant supérieur en nombre, c’est sans doute la disposition la plus adaptée.
Notons cependant que Philippoteaux a sans doute consacré une toile à deux résistants algériens, le chérif Boubahgla et Lalla Fatma N’soumer, disparue dans les limbes depuis qu’elle a été vendue par Christie’s en 2013. Était-elle destinée à figurer dans feu le projet de musée de la France en Algérie à Montpellier ? Ce n’est pas clair.
On a longtemps écrit que Félix Philippoteaux était en mission officielle auprès de l’armée française en Algérie pour magnifier ses campagnes. Or, une jeune chercheuse de l’Institut national du patrimoine qui a restauré pour le musée de Chantilly le recueil de dessins qu’il a rapportés de son voyage, Céline Delattre, a établi qu’il était parti à ses frais, précisément pour tenter de remporter l’appel d’offre pour le tableau représentant le siège de Mazagran.
Son carnet contient des dessins de soldats français, de paysages algériens. Il a visité Mazagran, interrogé et croqué des témoins du combat, puis, quittant l’armée, a montré un véritable intérêt pour les scènes de la vie urbaine en Algérie, sans s’abandonner à l’érotisme colonial alangui qui a obsédé tant de ses contemporains. Ces dessins ont servi de base à nombre de ses œuvres orientalistes ultérieures. Sa Défense de Mazagran n’a pas connu un succès retentissant, on lui a reproché une exécution trop léchée, exagérément détaillée, trop documentaire peut-être, mais on peut toujours la voir à Versailles.
La chute de Louis-Philippe qui l’appréciait a mis à mal la carrière de peintre d’histoire de Philippoteaux qui s’est rabattu sur le dessin d’illustration, et il a beaucoup travaillé pour l’édition sous la Deuxième République et le Second Empire. À la fin de sa vie, avec son fils Paul, il s’est spécialisé dans la réalisation de panoramas et de cycloramas, ancêtre du cinéma, allant jusqu’à Chicago peindre un panorama géant de la bataille de Gettysburg.
Et moi qui, par une bizarrerie masochiste, me sens toujours concerné par les échecs artistiques, je suis aussi allé en Algérie me renseigner, d’une manière exagérément détaillée, pour un roman trop documentaire peut-être. Je me pose sans cesse des questions de point de vue. Du coup, suis-je un écrivain pompier, comme Philippoteaux qui, avec tout le respect que je lui dois, était un peintre pompier ?

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