Face au texte : L’ancrage

L’âge venant, les lunettes s’imposant, vient le désir de regarder les mots de plus près, de tâter leur relief et leur texture, de les goûter, d’interroger leur profondeur, de sonder leur généalogie.

Alors, en effet, ralentissant, se coince la loupe sur l’œil pour examiner les facettes, le brillant et la couleur du mot ; s’attarde et se perd parfois dans de vastes catalogues, l’immense Larousse du XIXe siècle, les Grand Robert, Dictionnaire historique de la langue française, Littré, ou même La Curne de Sainte-Palaye.

Le possède l’impression que les vieux mots, même ceux qui sont inusités depuis des décennies, n’ont rien perdu de leur force expressive, qu’ils nomment des outils de métiers disparus, des pièces d’architecture navale, des rituels archaïques ou des nuances de sentiments oubliées ; reste donc plutôt imperméable aux vogues récentes et fugitives, au « ressenti » ou au « vécu ».

Ce soin le détourne un peu du récit, forcément, car la nouvelle ou le roman ne s’arrêtent guère sur un substantif ou un verbe pour l’interroger, le faire tinter ou miroiter. Ils supposent une forme de naïveté, de spontanéité dans l’emploi du mot. Ils cavalent de l’un à l’autre, changent de monture à chaque relais, à chacun sa chimère. Une formule trop paradoxale arrêterait leur beau mécanisme.

Cette attention, cette obsession du mot imposent de jeter l’ancre, de contrarier le flux de la phrase. Au fond, c’est une plongée verticale, un travail de mine qui nécessite de camper sur place, qui contrarie l’horizontalité naturelle du texte.

Alors la superposition des lignes n’est plus un signe de progression, mais d’approfondissement. Elles s’accumulent en un même lieu, travaillent davantage l’arrêt que l’allant, creusent le sujet plus qu’elles ne le racontent.

N’avance plus, reste là, comme un enfant avec ses jouets, comme un mosaïste patient, comme un orfèvre qui sertit des pierreries, comme un entomologiste devant un vol de paillons.

Parfois, supprime un mot du texte, profite de la brève étincelle que produit cette combustion invisible, et étudie l’ombre portée par sa disparition.

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