Sites, un seul poème en trois parties, de Paige Buffington

Parfois, il faut que je traduise un poème, celui-ci est d’une poétesse navajo vivant actuellement au Nouveau Mexique, Paige Buffington. Pour lire l’original en anglais, c’est ici :

La photographie d’une petite fille navajo est d’Ansel Adams.

Route n° 11

Les collines montent et ondulent, cuivrées et solitaires comme la selle laissée par l’aîné des oncles de la famille. Nous approchons des panneaux routiers troués par des balles, des murs couverts de citations bibliques du vieux magasin où le nomade et le désespéré dansaient, plantant leur paume dans la poitrine de ceux qu’ils aimaient ou qu’ils affrontaient.

Voici le vallon où les parents ont porté le matelas du mort ou du mourant pour le brûler — où les cousins se sont rassemblés pour tirer sur des bouteilles, de la vieille vaisselle, le chien qui avait tué quatre moutons.

Voici aussi le terrain où la sœur a sa demeure.

Voici l’endroit où les filles ont arrêté leur vélo pour écouter les détonations, voir les lapins s’éparpiller, où elles ont poussé du pied les cartouches vides, où elles ont regardé la fumée et la poussière monter jusqu’à cacher les corbeaux, couvrir le lever de lune —

Mais regarde, vois les alezans qui galopent dans le vallon, tachés d’herbe et sauvages, qui reculent, se regroupent. Regarde tes mains qui dessinent maintenant leur queue d’une blancheur solaire, et qui les suivent comme des oiseaux sur un champ de maïs.

Nous y sommes, la Mustang rouillée est plantée dans le cimetière, traces de cerfs, lieu saint. Ce fut jadis leur maison, avant que les fenêtres ne fussent obturées de planches, le poêle à bois volé — un foyer où le café était chaud, le lit couvert d’une courtepointe, des cailles perchées sur tas de bûche, couronnées d’un noir étincelant.

Plaque l’oreille contre la porte, comme à un coquillage — écoute les rire, regarde les dénatter des cheveux parfumés de poussière ou de cèdre, ou des deux à la fois, une chevelure noire qui se masse, qui cascade dans l’eau de la baignoire en zinc. Vois la grand-mère qui met les filles à la porte et leur ordonne de ne pas revenir avant que le ciel ne soit devenu rose ou violet, de couvrir leurs empreintes de main, et de ne pas regarder en arrière —

Regarde comme elles courent main dans la main vers le champ de maïs — tandis que la lune montante allume des reflets au ventre des chevaux sombres et dans les cheveux dénoués des filles.

Sur le cours inférieur du Rio Grande

Le Rio Grande charrie les squelettes gris et humides des arbres, une chaussure d’enfant. Vois comme ses eaux boueuses et coléreuses entrelacent un sèche-linge rouillé.

Vois la sœur délaissée tourner sous les nuages d’août, gonflés d’une pluie de mousson. Aide-la à écrire la liste de leurs noms sur le sable de la rive, les constellations, les noms des montagnes, les chevaux marqués d’une empreinte de main faite de boue. Rapproche ta bouche de la terre froide et gorgée d’eau. Rappelle-lui la saveur du champ de maïs qu’elle appelait son église.

Accompagne-la dans l’eau tandis qu’elle te raconte qu’un cow-boy l’a poussée hors de son camion puis contre son camion, qu’elle a couru pour lui échapper, puis marché quatre miles jusqu’à la ville, puis comment cette pensée, la chanson qui passait la radio à ce moment-là, ne lui brise pas autant le cœur que tout ce que sa sœur lui a laissé en partant — comment elles jouaient aux cosmonautes, un sèche-cheveux au rebut leur servait de vaisseau spatial ; une pluie tardive de septembre a un jour inondé la maison, et sa sœur faisait du vélo sous ce déluge ; comment elle a perdu corps, comment elle s’est dissipée sur la route, comment c’était la première fois que sa sœur la laissait pieds nus et en larmes sur le pas de la porte, avec des Reviens qui s’échappaient de sa bouche comme une prière.

Albuquerque

Les grands-parents se garaient entre le Village Inn et le Motel 6, les sœurs dansaient lentement sous les feuilles des peupliers, dorées et mêlées de flocons. La grand-mère a marqué les chaussettes, le pantalon et les chaussures d’une des sœurs avec un marqueur indélébile. La délaissée a mémorisé la forme des initiales.

Elles se tenaient dans les eaux basses et brunes de la rivière, jusqu’au genou, puis marchaient jusqu’à ce que le niveau monte à leur cage thoracique. Mémé réprimandait la délaissée : Ça ne sert à rien de pleurer le départ de quelqu’un. Regarde-la regarder la route pendant des miles, fermer les yeux quelque part entre Laguna et chez elle.

Vois comment les années ont passé, davantage de matelas à brûler, vois les hommes obturer avec des planches les fenêtres du magasin, écoute les chants d’anniversaire, les nouvelles chansons d’amour. Vois l’une des sœurs s’échapper par la fenêtre d’un pensionnat, se mettre du rouge à lèvres en allant en ville à Albuquerque ou plus au sud. Vois qu’elle entre dans les chambres des caravanes. Écoute la voiture qui klaxonne tandis qu’elle appelle d’une cabine publique : J’ai réussi à partir. Pouvez-vous m’envoyer de l’argent ? Je veux rentrer à la maison.

Vois la troupe d’alezans croître en nombre et en sauvagerie. Écoute le bois qui crépite dans le poêle. Remarque le silence qui règne quand la délaissée se tatoue les initiales au creux du poignet, puis dit à la grand-mère, J’ai eu des nouvelles de ma sœur. Regarde la grand-mère dont les yeux se tournent vers le sol, vers ses chaussures, le haut de ses chaussettes blanches frottant contre le bas de sa robe imprimée d’oiseaux.

Suivez l’abandonnée jusqu’au canyon, entre de hautes falaises blanches et jaunes, à gauche et à droite. Un jour les filles ont trouvé des traces de cerf, ici, ont dessiné des cœurs autour d’elles, mais ne s’y sont jamais enfoncées suffisamment pour trouver la harde —

Écoute la délaissée remplir une bouteille, récapituler ses peut-être. Peut-être qu’elle fume une cigarette à l’instant dans le ventre d’une ville, Tucson ou San Francisco, peut-être. Peut-être que c’était bien elle que mes oncles ont aperçue. Peut-être qu’elle marche près de la crête et qu’elle regarde les alezans courir, tachés d’herbe et sauvages, qu’elle retrace la blancheur de nacre de leur queue. Peut-être que ses cheveux sont toujours une rivière noire à minuit. Peut-être qu’elle a trouvé un faon. Peut-être qu’il est pelotonné, presque endormi, tandis qu’elle chante les noms des montagnes, qu’elle nomme les étoiles éparpillées sur son dos.

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