Quelquefois on a envie d’être méchant, ou au moins de faire semblant de l’être, avec Max Aub

Je l’ai d’abord tué en rêve, ensuite je n’ai pu m’empêcher de le faire vraiment. C’était inévitable.

Je l’ai tué parce que j’étais sûr que personne ne me voyait.

Il m’a dit que cette affaire ne l’intéressait pas. Je ne tiens pas à éclaircir les raisons personnelles qui n’ont rien à voir avec cette histoire. Il m’a assuré qu’ailleurs il achetait ses chaussettes de laine bien moins chères. Ce n’était pas possible. Je les lui laissais au prix coûtant. Je les soldais parce que j’avais un pressant besoin d’argent. Il m’a sorti qu’il les achetait deux cinquante de moins la douzaine. C’était un mensonge indécent. Et il fallait voir avec quelle certitude, avec quel sérieux il m’affirmait ça, en fumant un mauvais cigare. Je l’ai fait avec le poids de deux kilos qui était sur le comptoir.

Vous n’avez jamais tué personne par ennui, parce que vous ne saviez que faire ? C’est amusant.

Il m’a brûlé avec une cigarette, très fort. Je ne dis pas qu’il l’ait fait volontairement, mais la douleur est la même. Il m’a brûlé et m’a fait mal, j’ai vu rouge et je l’ai tué. Moi non plus, je n’avais pas l’intention de le faire, mais j’avais cette bouteille à la main.

Il tua sa petite sœur la nuit des Rois parce que tous les jouets étaient pour elle.

Je l’ai tué parce qu’ils m’ont donné vingt pesos pour que je le fasse.

il m’avait mis un morceau de glace dans le dos. Le moins que je puisse faire était de le refroidir.

Comment peut-on m’accuser de l’avoir tué alors que j’avais oublié que mon pistolet était chargé ? Tout le monde sait que je n’ai pas de mémoire. Alors maintenant on va dire que c’est ma faute ? Ça, c’est un comble.

Max Aub, Crimes exemplaires, Phébus libretto.

Quelquefois on a envie d’être sans pitié, comme les minuscules Nouvelles en trois lignes de Félix Fénéon, dans les années 1890.

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Félix Fénéon par Vallotton © AKG Paris / Erich Lessing

En se le grattant avec un revolver à la détente trop douce, M. Ed. B… s’est enlevé le bout du nez au commissariat Vivienne.

Une jeune femme était assise par terre, à Choisy-le-Roi. Seul mot d’identité que son amnésie lui permit de dire : « Modèle. »

Au lieu de 175 000 f dans la caisse de réserve de dépôt chez le receveur des contributions directes de Sousse, rien.

Le sombre rôdeur aperçu par le mécanicien Gicquel près de la gare d’Herblay est retrouvé : Jules Ménard, ramasseur d’escargots.

À peine humée sa prise, A. Chevrel éternua et, tombant du char de foin qu’il ramenait de Pervenchères (Orne), expira.

Une jeune fille a vitriolé son amant, un Toulonnais, haut placé, qui s’évadait, l’ayant rendue mère.

À l’église des Chavannes (Savoie), la foudre a fondu les cloches et paralysé une dévote. Une trombe a dévasté la commune.

Île de la Grande-Jatte, une discussion des ouvriers Werck et Pigot a fini par trois balles que tira celui-ci et que reçut celui-là.

Jugeant sa fille (19 ans) trop peu austère, l’horloger stéphanois Jallat l’a tuée. Il est vrai qu’il lui reste onze autres enfants.

Les puces de son voisin Giocolino, qui en est dompteur, harcelaient M. Sauvin. Il voulut s’emparer de leur boîte et reçut une balle.

Trop de laudanum ne valut que des coliques à l’architecte Godefoin, de Boulogne. Soit — il se noierait. Mais on le repêcha.

Le mendiant septuagénaire Verniot, de Clichy, est mort de faim. Sa paillasse recelait 2000 f. Mais il ne faut pas généraliser.

Le parquet de Toulouse fait rechercher (commission rogatoire) si sa bizarre nihiliste a bien séjourné à Marseille.

Napoléon, paysan de Saint-Nabord (Vosges), a bu un litre d’alcool : bien ; mais il y avait du mis phosphore : d’où sa mort.

Au sujet du diamant bleu, le juge d’instruction Leray, de Brest, a entendu le maître d’hôtel, la camérière et le barbier.

Très horrifiques monstres et dermatoses efflorescentes, un « musée Dupuytren » forain a flambé dans le parc de Saint-Cloud.

Mignon, de Bagnolet, morigéné par le rigide Barot, son concierge, l’a fait taire de deux coups de couteau.

Tiens ! ni le duc ni rien qui le représente, disait-on obsèques de Riehl, qu’écrasa à Nancy l’auto du duc de Montpensier.

Pour gagner l’Argentine, cinq petits Havrais s’étaient tapis dans le canot d’un vapeur. On les y a découverts à Pauillac.

Comme les Lemoine, d’Asnières, devaient des termes, leur propriétaire coupa l’escalier : chute des enfants — plusieurs mètres.

Frédéric Pénaut, de Marseille, a une femme et un frère. Ceux-ci s’aimaient. Du moins il le crut et blessa (deux balles) son rival.

La tendresse de Delalande pour sa servante était telle qu’il tua sa femme à coups de fourche. Aux assises de Rennes : la mort.

L’amour. À Mirecourt, Colas, tisseur, logea une balle dans la tête de Mlle Fleckenger et se traita avec une rigueur pareille.

Le soir, Blandine Guérin, de Vaucé (Sarthe), se dévêtit dans l’escalier et, nue comme un mur d’école, alla se noyer au puits.

Félix Fénéon, Nouvelles en trois lignes, éditions CENT PAGES COSAQUES, 2009.

Tout le charme…

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photo P.-A. Touge

Charme

Ce qui enchante chez le charme, ce sont d’abord les formes tourmentées qu’il prend lorsqu’il a été taillé, esquissant ici le visage de bois d’une sorcière ou encore la main d’un géant enseveli. De tous les arbres qui m’entourent, il est celui qui sent le plus son conte de fée, celui qui évoque le mieux les vieilles légendes d’arbres qui parlent ou se déplacent. D’ailleurs, comme le chêne auquel il s’associe souvent, sa souche a quelque chose d’archaïque et de gaulois.
Ses rameaux sont couverts d’un cuir gris argent, plutôt doux sous la main, et vraiment, pour l’enfant qui ose y grimper, il offre un refuge magique dont il faudrait célébrer les mérites en vers ou en incantations.
D’ailleurs, comme le saule, le charme possède un pouvoir presque surnaturel. Ses branches, quand elles se touchent, finissent par adhérer l’une à l’autre et par se souder complètement. Ses rejets, quand il est coupé à ras, se fondent ainsi parfois les uns dans les autres, jusqu’à constituer un tronc unique, cannelé, noueux, tourmenté de creux et de bosses. Les combinaisons sont presque sans limites.
De là, la charmille, abri végétal sous lequel maintes idylles ont été nouées, puisqu’on y reste caché, automne comme été, avec quelque jeune fille charmante.
En effet, son feuillage dentelé sèche et grisonne mais tient bon et ne tombe pas en automne. Les livres de botanique disent qu’il est « marcescent », le mot vient d’un verbe latin qui veut dire « flétrir », mais il a quelque chose de raffiné et d’élégant, sans que cela empêche le charme d’être solide : puisque sa croissance est lente, son bois offre une dureté de billot et d’enclume dont les artisans ont su tirer parti.

Non que je connaisse Henri Pichette, ni que je sache ce que sont des akènes, mais tout de même

Là je revêts l’arbre dont le nom change de feuilles, désormais une place dans le fort du cœur parmi les cercles de l’aubier… le vent dont je suis ivre sans que le pied me bouge… ô l’idée que je me fais des concentrations de passereaux, l’idée à rendre par les fruits:  ! Tout l’instant me déchaînera, je pense à des crépitades printanières, à des crises de résine, à des folies d’akènes… chaque nuage épluché… je veille au grain, ma mémoire sent sa première pluie. On m’ausculte, ainsi le pivert. Certains respirent dans mon armure de lichen. Au creux de moi repose l’oiseau de nuit à trois paupières.
— Au point du joue, les larmes de l’aiguail. Par brume, un décousu de rêves comme les filandres… — Et autant de planches d’appel que de branches : je délègue des ailes. Je passe de verdoyance à mordorure en me jouant. S’il y a un nouveau monde, c’est celui-là et je ne suis, bonheur vertical, pas autre chose ! l’arbre ! l’arbre, hors de la terre, et ses tons de quête.

Henri Pichette Les Épiphanies, nrf Poésie/Gallimard.

Jusqu’au 19 mai, en atelier d’écriture à Johannesburg, avec les Grandes Personnes

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Dessin : Sarah Letouzey

Avec la collaboration de Bongile Funami Mkhize, Penelope Kuzwayo, Mercy Manci, Macdonald Mfolo, Mbali Ndlozi, Pascaline Phale, S’bu aka Isaac Sithole, Pule H. Tseke, Sifiso Zimba, pour le spectacle de marionnettes géantes : Meet my in-laws, a giant match, voir aussi http://www.lesgrandespersonnes.org/.

Parmi les ramures

Photo : P.-A. Touge
Quand on aborde la question des arbres, il faut montrer une certaine hauteur de vue, se préoccuper d’architecture, de charpentes et d’étais. Or d’emblée, il s’avère que les feuilles de l’arbre ne sont pas reliées en paquets grossièrement rectangulaires, comme les livres, mais soigneusement éparses sur toute sa surface pour prendre au mieux la lumière.
Tout au plus les pages des livres sont-elles feuilles d’automne, tombées puis pressées dans un herbier.
Plus troublant encore, parmi les ramifications que dresse cette question, celle-ci, qui ne doit pas être prise à la légère — Ne rien prendre à la légère, sauf peut-être les feuilles d’automne — : alors que la phrase descend, l’arbre monte. Il dessine un trajet inverse, du sol au ciel.
Sans doute faudrait-il trouver un moyen d’écrire de bas en haut qu’il poursuit son ascension jusqu’à la cime.
Et les racines ? Aussi puissantes qu’invisibles, de quelle profondeur du texte extrairont-elles les substances nécessaires à la vie ?

Il n’y a pas de saison pour les cauchemars

J’ai croisé en rêve trois personnages. D’abord il y avait une femme que je conduisais en voiture, elle avait un problème grave, m’a-t-elle expliqué. Elle souffrait d’une maladie étrange, elle était « inflammable », c’est-à-dire qu’elle prenait parfois feu, littéralement. C’était gênant, ses amants portaient des cicatrices de brûlures, ses cheveux étaient secs et cassants et puis elle devait souvent changer de garde-robe. Pour elle, pas de vieux vêtements confortables et appréciés, qui ont pris le pli. Je l’ai déposée devant un imposant bâtiment en briques, d’allure américaine à vrai dire, où elle avait rendez-vous.
Et puis l’autre, qui m’attendait personnellement, était cet homme, celui qui s’enfermait pour feindre d’écrire un livre, jour après jour, sans jamais avouer son mensonge. Peu importait ce qu’il y avait sur les pages qu’il enfermait soigneusement tous les soirs au verrou dans son tiroir, ce n’était pas un livre. Celui-là, je n’étais pas sûr qu’il n’était pas moi, que je n’étais pas lui.
Le troisième personnage était un critique littéraire ; alors que mon roman n’était même pas encore achevé, même pas encore publié, il écrivait déjà un article qui expliquait à quel point ce texte tentait de masquer son néant par une complexité et une abondance de surface.
Parfois, il faut bien conclure que notre inconscient est un ennemi acharné, prêt à toutes les bassesses pour nous nuire.