Monologue du vieux boxeur

Souffle.
Respire.
Tiens ta garde.
Souffle.
Respire.

Corde à sauter, sac de sable, poire de vitesse.
Shadow boxing !
Comment on dit shadow boxing en français ?
Boxe dans le vide ? Boxe simulée ?
Pas de simulation là-dedans.
Boxer contre son ombre ?
Oui, je boxe contre moi-même.
Contre l’ombre, contre mes fantômes.
Je boxe contre l’ombre qui veut tout envahir.

Pendant des années, tous les soirs, après le boulot, j’ai pâli dans la lueur artificielle des salles de boxe, où ça pue les pieds, la sueur et le mâle.
J’ai travaillé la mobilité, j’ai travaillé l’endurance, j’ai travaillé l’esquive.
Loin des projecteurs et des applaudissements, loin du public.
Depuis mes douze ans, six jours par semaine.
Je me suis battu contre moi-même, jusqu’à la douleur, jusqu’aux muscles noués, jusqu’au souffle court, jusqu’à l’asphyxie.
Il faut que je respire.

Je parade à moitié nu ?
Je frappe, j’encaisse ?
Je ne suis pas masochiste.
Non Nadia, ce n’est pas du porno !
Je ne suis pas une pute en déshabillé.
Si j’ai du rouge sur la bouche, c’est du sang, Nadia.
Ou alors les putes sont des gens très bien.
Je me donne en spectacle, tu dis.
Les jeux du cirque, tu dis.
Nadia, quand as-tu lu tous ces livres ?
Quand as-tu attrapé toutes ces idées ?
Pourquoi tu me parles de Stanley Kubrick ?
On croirait que je n’étais pas là.

Qu’est-ce que vous croyez que je fais ?
Je me donne pas en spectacle.
Une mythologie plus grande que moi m’inclut, m’absorbe, me possède.
Je me donne au spectacle.
Je m’expose.
Je m’engage.
Je prends des risques.
Je souffle, je respire.

C’était un accident…
Ça ne fait pas de moi une brute.
Le coupable, c’est celui qui l’a fait monter sur le ring, pas moi.
Le démolissement, la commotion cérébrale, c’est pour ainsi dire des maladies professionnelles.
Je suis allé le voir à l’hôpital. Je suis resté longtemps au bord de son lit.
C’est comme voir un autre moi-même couché là.
Et ils n’ont rien pu pour lui, il était devenu un légume, avec des tuyaux dans tous les trous.
Si ça m’arrivait, à moi, ce moi-là, prière de me débrancher.

Je sais, je parle tout seul
Et personne ne répond.
Ça fait peur, d’habitude, quelqu’un qui parle tout seul
Mais je sais que c’est sérieux.
Il faut savoir quoi dire avant de se taire.
Le secret qu’on a sur le bout de la langue, l’aveu, les excuses qui ne viennent pas.
Il faut réussir à bredouiller son poème, faire ses adieux au ring.
Contrairement à ce que vous pouvez penser, je ne suis pas insensible

Un jour, une cuirasse se resserre autour de mes poumons.
Une camisole de force autour de mon torse.
Un nœud coulant autour de mon cou, je suffoque.
Je ne peux plus avaler, je ne peux plus respirer.
J’ai l’impression que je meurs et je remeurs.

Quoi, une crise d’angoisse ?
Vous croyez que j’en ai moi, des crises d’angoisse ?
Vous croyez que j’ai le temps ?
Vous croyez que j’ai le physique pour ça ?
Je vous dis que je suis pas malade.
Mais non, je ne crie pas !
Il faut juste que je respire.

Dis-moi quelque chose, tu dis.
Parle-moi, tu dis.
Réponds-moi.
L’art de l’esquive.
Les mots ne me viennent pas facilement.
La langue du boxeur est entravée par le protège-dents, par la barrière de ses lèvres, la barrière de tes bras.
Combien de phrases se sont perdues entre mes dents.
Bon sang, bien sûr que si, je t’aime.

Parfois, ce sont de paroles de chanson ou les mots des autres qui me viennent au lieu des miens, au lieu des mots qu’il faudrait que je dise, au lieu des mots que je ne trouve pas. D’autres voix que la mienne s’invitent dans mon soliloque

J’inspire, j’expire.
Le cœur bat dans la cage des côtes, comme un oiseau qui veut s’échapper.
Je rame, torse nu, comme un galérien dans un péplum.
Je souffle, j’ahane comme Jil G. Wolman.
Non ce n’est pas un boxeur, mais un poète post-lettriste.
La poésie ne m’indiffère pas.
La foule parfois gronde comme la mer.

Vous voulez un boxeur ?
Jack Burke, mort à 44 ans, en 1913, a disputé le plus long match de l’histoire, sept heures et quelques, cent-onze reprises. Il s’est cassé tous les os des deux mains.

Moi aussi je prends des coups.
Je mange des coups.
Je bois mon sang.
Jésus, on me crucifie, on me martyrise !
Je livre mon corps pour vous, et pour la multitude.
S’il suffisait de mourir pour sauver le monde…

Je rêve où les rounds se succèdent à l’envers ?
Comme un compte à rebours ?

J’ai pas cogné fort, d’accord.
J’ai perdu mon sang-froid.
J’ai cessé de respirer.
J’ai vu rouge.
J’aurais pas dû.
Il venait de m’attaquer.
Le nez c’est fragile.
Et vous avez raison : la violence c’est terrifiant.

Palais des sports.
Les spots s’éteignent.
La caméra s’arrête.
Les USA, [G]round Zero…
Le sol remonte et vient me frapper dans la gueule.
Je m’effondre.
Je crache de la fumée, du verre pilé et du sang, en nuage de fines gouttelettes rouges.
Les USA, un miroir aux alouettes, une souffrance crue.
Puis un combat annulé, Las Vegas, la fête foraine de l’endettement.
J’ai pas encaissé.
Il faut que je respire.

Quand on monte seul sur le ring, le travail d’équipe est fini.
Certains l’ignorent, mais il y a une bonne douleur : pas celle qui est perçante, celle qui est mate.
La douleur mate, ça sonne mat.
La douleur sèche, ça sonne sec.
Et je suis sonné.

D’accord je sourcille, mais j’ai l’arcade à vif.
J’ai la cornée attaquée, l’ouïe déficiente.
Je paye de mon corps.
La sueur m’habille.

Je sonne à la porte de Nadia.
Je sonne, je sonne.
Et elle ne répond pas.
Je sais que tu es là, Nadia.
Je ne suis pas un animal, Nadia
Non, je n’ai pas couché avec ta meilleure copine.

Est-ce que ça existe les histoires sans transition, où personne n’ouvre une porte ?
Personne ne monte dans la voiture.
Personne ne se sert dans le frigo.
Personne ne sort fièrement une liasse de billets.
Pas de conversation téléphonique, épuisante, dramatique et banale.
Pas d’anxiolytiques ni de viagra.
Pas de trophées qui s’empoussièrent sur les étagères.
Personne ne va en vacances aux Canaries, n’attend dans un aéroport.
Il n’y a pas de train fantôme.
Et quand les amants s’enferment dans leur chambre, l’œil reste de l’autre côté de la porte

Où est passé le quotidien ?
Où est passé le bonheur ?
Laura, encore un prénom en -A…
Je me souviens de Stockholm, ou alors c’était Amsterdam, ou à l’Arena de Wembley.
Le vestiaire et la douche, Laura…
Vivre chaque jour, comme si c’était le dernier, Laura, ça ne tient pas.
Ça met une pression insoutenable.
On ne peut pas, on doit oublier.
Il y a là un point aveugle, un truc irregardable.
Laura, tu devrais arrêter avec ça.
Je sais que tu as quinze ans de moins que moi, tu vois, mais tu vieillis vite à cause de ça.

Dire que je ne peux pas être touché, c’est quand même être de mauvaise foi.
Je n’ignore pas la douceur, Nadia…
Non, pardon, Laura.
Non, je ne vous ai pas confondues, toi et elle.
Je sais baisser la garde.
Mon enfant, mon porte-bonheur.
La peau nue d’un bébé contre ma peau nue…
C’est ce qui donne le plus le vertige, les métamorphoses d’un enfant.

Mais la fin du mois, le chèque bancaire refusé, l’incident de paiement, les frais de gestion, j’encaisse pas, je peux pas l’encaisser.
Le redressement fiscal, la pension alimentaire, j’encaisse pas.
C’est pas évident de me manager, d’accord, mais il y a eu des manigances.

Quand est-ce que j’ai pris la mauvaise décision ?
Passer pro ?
Passer poids moyen ou poids welter ?
Renoncer aux jeux olympiques ?
Rejouer le titre de champion d’Europe ?

J’ai pas voulu finir videur de boîte de nuit ou garde du corps d’une vague célébrité.
J’avais pas l’étoffe d’un entraîneur.
Je suis retourné livrer des colis, mais le ring me manquait.
Et je suis retourné boxer, comment dire, prématurément ?
Le mot m’échappe. Tardivement ?

Quand la peau se fend, sous l’impact, qu’est-ce qui veut sortir ?
Qu’est-ce qu’il faut libérer ?

L’entraîneur m’a dit :
— Libère l’enfant qui danse…
— Libère l’enfant qui joue…

Et moi, je me demande comment rassurer l’enfant qui a peur, en moi, quelque part dans le passé, hors d’atteinte, hors de mon allonge.
Je n’y accède pas. Il a peur dans le noir et je voudrais le rassurer, lui donner une sécurité, une sûreté… la vraie, celle qui vient sans flics, sans juge, sans assistante sociale, sans famille d’accueil.

Corde à sauter, sac de sable, poire de vitesse, toujours.
Shadow boxing !
J’ai passé trop de temps à boxer avec mon ombre, avec mon reflet, avec mon double.
Je secoue la tête de gauche à droite, comme un bœuf.
La victoire aux points, la victoire aux poings, elle m’élude, elle s’esquive.
Je rêve encore de mon premier combat pro.

Mon dernier combat ?
Je suis pas fini.
J’ai encore des projets, passer boxeur musical, croche-croche-croche, sur un rythme impair, sur un contretemps, sur un contre-pied.
Jazz, jazz !
Passer boxeur danseur, sur un entrechat ; passer félin.
Passer boxeur amoureux, car je n’ai pas fini d’aimer.
Passer boxeur céleste, passer boxeur d’étoiles.
J’ai pas vu trente-six chandelles, j’ai vu des déchirures rouges, j’ai vu des tombées de rideaux noirs.

Mes pieds décollent du sol et quelque chose m’appelle, là-bas, au-delà.
Dans la vraie vie, la séquence ne repasse pas au ralenti.

Je ne suis pas fini.
Quelque chose me chiffonne encore.
Quelque chose me plisse le front.
J’ai encore des énigmes à résoudre.
Je souffre aussi d’autres souffrances que la mienne.
J’aime le matin, je n’aime pas l’injustice.
Je veux voir ma fille heureuse.
J’avais un truc à prouver à mon père, mais je ne sais plus ce que c’est, et il n’est plus là.

Mais j’ai été compté.
Je vais aller au tapis.
Il faut que je souffle.
Il faut que j’inspire.

La cour de récréation, pourquoi ça me revient maintenant ?
Quand j’ai dit : je ne suis pas un pédé, et puis ça a sonné !
Aujourd’hui, plus personne n’est sauvé par le gong.

Laissez-moi.
Je pilote un planeur.
Je joue de la gravité.
Je tournoie.
J’apprends à tomber, à tomber longtemps, à retarder la collision avec le sol.
Indéfiniment.
Il n’y a rien d’autre que de tomber.
Mais je vais tomber comme une plume, comme une graine semée à tout vent.
Je souffle un dernier souffle, et je vais profiter de la chute.
Comptez sur moi.
Comptez-moi.
Jusqu’à dix.

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