PAGES D’UN DICTIONNAIRE POLÉMIQUE

J’imagine un dictionnaire polémique. Il s’agirait, non pas de gémir sur l’état de langue française, mes professeurs d’université, grâce leur soit rendue, m’ont suffisamment convaincu que l’évolution des langues suivait des règles aussi inéluctables et aussi curieuses que celles de la physique, mais de relever les néologismes ou les dérives de sens par lesquels des intellectuels (journalistes, politiques…) introduisent, par le biais, des notions ou des interprétations erronées, voire mensongères. Ces changements lexicaux, mine de rien, tordent la réalité, font passer de véritables révolutions coperniciennes (inversées) en contrebande. Celui qui les emploie ne prévient pas de ce bouleversement de perspective, il le tient pour acquis et essaye de faire accepter sa fausse monnaie.

ASSISTÉ
C’est à dire, si je ne m’abuse, « accompagné », « aidé », « secouru », « soutenu ». On semble en ce moment en vouloir aux « assistés ». Je me demande qui, exactement, échappe à cette catégorie. Veut-on dénoncer ceux qui reçoivent le minimum vieillesse, ou des remboursements de soins médicaux, les retraités, les bénéficiaires du RMI, les veuves de guerre, ceux qui sont indemnisés par les Assedic, ceux qui touchent une pension d’invalidité, des allocations familiales, une bourse pour leurs études ? Qu’est-ce qu’il y a de si négatif dans l’acte d’accompagner, de secourir, de soutenir ? C’est, je crois, ce qui a permis aux groupes humains de survivre dans un environnement hostile.

DÉMOCRATIE
Vers le mois d’octobre 2009 est apparu un nouvel emploi du mot « démocratie » qui, me semble-t-il, mérite qu’on l’examine. Comme personne ne s’est attardé dessus, je me sens obligé de revenir à ce dictionnaire que j’avais quitté par lassitude. Ici, c’est une construction grammaticale inédite qui modifie de manière radicale la signification du nom.
Vous comprendrez tout de suite : « Dans la démocratie exemplaire de Nicolas Sarkozy, les écrits sont libres. » L’auteur de cette sentence remarquable est un certain Dominique Paillé, porte-parole adjoint de l’UMP.
La nouveauté réside dans l’emploi, après le mot « démocratie », d’un complément de détermination, jadis nommé complément du nom, qui indique toute sorte de rapports entre le nom et son complément, dont, évidemment, la possession (« la maison de mon père »), mais pas seulement (« un temps de merde »).
Or certains mots supportent difficilement la détermination : « La démocratie de… », ce n’est plus la démocratie.
Vous l’ignoreriez sans doute, mais vous habitez un nouveau lieu, sous un nouveau régime. La France et la république française sont mortes, aujourd’hui nous vivons dans « la démocratie exemplaire de Nicolas Sarkozy ». Qu’est-ce ? Un parc d’attraction où bon nombre de manèges sont déglingués, entouré de grilles rouillées et bourré de caméras de surveillance ?
Grâce soit rendue à l’éloquent Dominique Paillé. D’un trait — lapsus ou simple servilité —, notre semblant de démocratie a disparu.

DÉGRAISSAGE

Jusqu’ici, depuis 1754 semble-t-il, il s’agissait d’enlever la graisse ou les taches de graisse sur quelque chose. Depuis peu, il est devenu synonyme de “licenciement”. On voit la révolution sémantique que cela suppose. Les salariés deviennent de la graisse, de la mauvaise graisse, de celle qui vous bouche les artères, vous ralentit et vous essouffle et finit par vous tuer. Ce qui constituait l’essence de la manufacture, les mains, les bras, sont devenus une gêne, un alourdissement inutile. L’idéal de minceur et d’agilité que la publicité nous vend, l’obsession de la diététique se sont accouplés hideusement avec le vocabulaire de l’économie de marché pour nous créer ce monstre sémantique. Prenons-y garde, si nous acceptons l’emploi de ce mot hors du domaine de la blanchisserie sans réagir (et avec lui beaucoup d’autres, tout un cortège), nous acceptons aussi l’opprobre jetée sur une catégorie d’hommes et la froideur des liquidateurs des entreprises en redressement.

SÉCURISER

Faites-vous même l’expérience, cherchez “sécuriser” dans un dictionnaire, vous verrez… qu’il est surtout donné comme synonyme de rassurer, au sens psychologique, ou de réconforter.
Or, si je ne m’abuse, on ne l’entend plus que dans des contextes qui font peur… Qu’on “sécurise” un périmètre ou une manifestation. Une influence de l’anglais ? Sans doute, mais aussi une instrumentalisation de la notion, une technicisation, avec toute une panoplie, “sécuritaire” (auquel on donne parfois un sens péjoratif), “sécurisation”, “insécurité”. D’ailleurs les opérations de sécurité font l’objet d’un fructueux commerce politique et économique.
La sécurité, certes… On me permettra d’avoir la nostalgie de “sûreté” et de “sûr”, moins anglais, moins latins, plus réconfortants finalement.

SOLUTIONNER
« Solutionner” fait concurrence à “résoudre”, y a-t-il une autre raison pour le déplorer que l’allure disgracieuse de sa terminaison alourdie d’un gras suffixe ?
Il remonterait à la révolution française, précisément à 1795 et à Gracchus Babeuf et aurait donc ses lettres non de noblesse, mais plutôt de révolution. Bien sûr, “solutionner” abolit les complexités aristocratiques de la conjugaison des verbes en –soudre qui font exception à la règle générale (”résoudre” termine d’un élégant –t la troisième personne du singulier, au lieu du –d commun), et ce doit être une des raisons de son succès. Bref, il conspire pour l’égalité et à ce titre, il devrait m’être sympathique.
Pourtant, quelque chose en lui me déplaît. Comme tous ceux qui ont maîtrisé cette complexité orthographique relative, j’en suis fier et je ne souhaite pas qu’on la compte pour rien, mais ma méfiance tient plutôt à une question de sens. Il me semble que ceux qui “solutionnent” un problème vont d’un bond au point d’arrivée, en oubliant un moment capital du processus, celui de l’analyse, du questionnement, de la création. “Solutionner” se projette directement sur l’étape finale, dans un mouvement qui me paraît utilitariste ou techniciste. Il ne se donne pas le temps de penser. Bref, “solutionner” résout mal l’énigme.

ZYTHIUM

Je finis par une blague de potache pour ne pas faire trop triste. Le zythium, si je me souviens bien est une bière d’orge d’origine égyptienne. C’était le dernier mot du dictionnaire latin-français de Félix Gaffiot (un dictionnaire, que dis-je, une bible !) et la preuve pour nous latinistes (doucement) irrévérencieux que ce professeur auguste était un alcoolique.

En réalité, je crois que je vais interrompre ce dictionnaire, car je n’ai plus le courage de suivre et de commenter doctement les affreux néologismes, les plats barbarismes, les laids sophismes des gens qui nous gouvernent et je suis submergé par leur nombre. Je suis débordé par les infâmes “prêchi-prêcha droits-de-l’hommiste” et autre “égalitarisme”. Qu’ils étouffent ceux qui les profèrent !

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