Le temps requis pour un arbre

Photo Pierre-Alain Touge
La difficulté, quand on écrit à propos des arbres, c’est le temps requis pour que pousse le texte. Il faut qu’il germe d’un noyau, d’un simple pépin, concis et hermétique, où il gît endormi, tout entier en potentialité. Lançant à l’aveugle une radicule, petite racine, que la linguistique nommerait plutôt radical ou lexème, il tente un ancrage dans le réel, une agrégation à d’autres mots.

Si cet essai réussit, une tigelle s’érige, minuscule début, terminé par deux cotylédons, d’un mot grec qui signifie « cavité », tant il est vrai que tout cela se passe dans un creux. Les cotylédons ressemblent à des feuilles, mais n’en sont pas. Et combien de fois nous lâchons le texte pour son ombre. Cotylédon dit-on aussi dans le domaine de l’embryologie et du mystère de l’enfantement.

C’est un moment d’intense fragilité, un rien peut assécher cette pousse, la tuer et l’envoyer rejoindre l’immense cimetière intérieur des poèmes rêvés plutôt qu’écrits. Si peu d’entre eux deviendront des arbres aux grandes ramures !

Pendant cette période hivernale, le germe se nourrit essentiellement de lui-même, dans un solipsisme qui exclut tout lecteur. L’ombre, l’humidité et le secret lui sont indispensables : une affaire souterraine et ténébreuse qui macère, qui fermente.

Puis deux feuilles, véritables cette fois-ci, se déploient. Pour elles, on parle de nervures, de limbe, de marge. Tout est question de limites, et le texte n’existe que par ce qu’il exclut. Il se retranche du reste, s’innerve, se tisse.

Et quelquefois cette étrange chimie produit le miracle d’un arbre qui devient solide en restant vivant, dont l’ombrage abrite, oxygène, avec invention de feuilles par dizaines, sur lesquelles la Sibylle écrit ses oracles livrés au vent.

Habiter sous l’écorce

Un jour, lassé d’être homme, on aspire à quelque chose de moins bavard, de plus charpenté, on veut habiter sous l’écorce, dans les téguments du bois. Montrer visage et tête de bois, déployer force de chêne. Choisir son lieu et s’y ancrer. Accéder à d’autres conciliablules, d’autres mystères par la circulation forte et silencieuse de la sève.

Têtards, trognes et trognards

Ces colosses aux tronches burinées et aux membres noueux ont grandi dans les haies, les prés et au bord des étangs. Parfois pieds dans l’eau, parfois racines saillantes, têtards, trognes ou trognards cultivent la largeur plus que la hauteur. Étêtés, mais non dépourvus de visage et d’esprit, ils arborent fièrement les cicatrices des tailles qui ont produit, sans les affaiblir, fagots, piquets, manches d’outil. Trapus et hirsutes, vraiment rustiques, ils sont plus gaulois que français, tant ils ont peu en commun avec la géométrie raffinée des ifs et des buis dans les parcs. Eux, ils sont chênes, charmes, peupliers ou saules, et leurs jardiniers furent paysans.

Retournement

À rester planté au pied des arbres, on éprouve un jour le besoin d’inverser le point de vue et de les regarder de haut, comme ils ont coutume de faire avec nous.

Cette perspective neuve, côté cime, n’a pas vraiment de nom… comment la baptiser ? Aviaire ou oiselière ? Pour considérer le sujet sous cet angle, on doit se tenir ne serait-ce qu’un instant en un point presque inaccessible et hautement inconfortable. Mais si l’on consent à cette acrobatie, en abordant la question à vol d’oiseau, quelle profondeur de vue on gagne ! On apprend la science de répartir le feuillage par rapport au zénith pour jouir plus largement de la caresse du soleil. Comme l’arbre révèle de légèreté ! Sa stratégie, comprend-on grâce à ce retournement, n’est pas seulement ligneuse et branchue, mais aussi mousseuse, empanachée, grêle, aérienne. Tellement plus mouvante ! Alors, l’arbre ressemble à une herbe.