Lire Le Dernier Stade de la soif de Frederick Exley

Lire Le Dernier Stade de la soif de Frederick Exley est une aventure étrange à laquelle j’ai failli renoncer. Le récit déroule une addiction incurable à l’alcool et au football américain, de nombreux séjours en clinique psychiatrique, y compris des traitements aussi violents qu’absurdes, dont l’insulinothérapie, qui repose sur des injections d’insuline pour priver brutalement l’organisme de sucre, ou des électrochocs.

Peu de thèmes m’indiffèrent autant que le football américain ou la fixation tout aussi américaine sur la figure du père, et certaines blessures narcissiques font l’objet d’un ressassement maladif que je trouve perturbant, mais la dimension épique de la révolte du narrateur contre tout le reste de ce qui fait les États-Unis, son insoumission chronique, ses échecs professionnels et amoureux volontaires, son désir désespéré de devenir un écrivain, et surtout d’extraordinaires portraits de personnalités ratées et magnifiques, asservies par leurs propres mensonges, l’athlétique et minuscule représentant de commerce Mister Blue ou le beau-frère Bumpy, ignare obsédé par une citation de Fitzgerald, transcendent toute réserve.

La Petite Espagne, l’Internationale lettriste, la dérive psychogéographique et les mégapneumes

À partir de la fin du 19e siècle, des immigrés espagnols se sont installés dans la Plaine-Saint-Denis pour travailler dans l’industrie, chez Saint- Gobain, à la tréfilerie Mouton, fabricant de fils de fer, ou aux verreries Legras.
Chez ces mêmes verreries Legras, au début du 20e siècle la police a trouvé des enfants de moins de treize ans employés comme ouvriers, alors que c’était déjà interdit. Ils étaient revendus par des trafiquants de chair humaine qui les achetaient à leurs parents en Espagne. Continuer la lecture de « La Petite Espagne, l’Internationale lettriste, la dérive psychogéographique et les mégapneumes »

Carl von Linné et l’amour

Né en dix-sept cent sept, Carl Nilsson
fut rebaptisé Carl Linnæus
puis encore Carolus Linnæus
(forme latinisée
d’un vieux suédois linn
à cause d’un tilleul
du domaine familial)
Une fois anobli en
Carl von Linné
il pouvait bien
s’interroger
sur le véritable
nom des choses
et tenter d’établir
une nomenclature
du monde
Systema Naturæ

S’étonnera-t-on
que son classement
assemble
deux noms
qu’il soit binominal
et latinisé
Le tilleul c’est tillia europaea
genre en premier
espèce en second

Pourtant, Carl Linnæus
ton nom est construit
dans l’autre sens
individu d’abord
groupe ensuite
Continuer la lecture de « Carl von Linné et l’amour »

Fusain « le bien nommé » ?

Bois dur et cassant
d’un grain fin et serré
son architecture torse
et désordonnée
s’emmêle volontiers
aux autres branches

Cannelures sur l’écorce
même sans espoir
d’être le plus haut
il jaillit, s’élance,
véritable fusée de bois

Avec ses feuilles lancéolées
asymétriques en leur extrémité
rougeoyantes en automne
comprend-on pourquoi
il a été baptisé
par Carl von Linné
Euonymus, c’est-à-dire
le bien-nommé ?

Continuer la lecture de « Fusain « le bien nommé » ? »

Vie et aventures de Valentin L***

https://sergephilippelecourtphotographe.wordpress.com
Photographie de Serge-Philippe Lecourt

J’ai plusieurs fois rencontré dans l’Orne de vieux paysans dont la dignité, la pudeur et l’ironie me faisaient irrésistiblement penser aux lords anglais des romans de ma jeunesse. Valentin L*** était l’un d’entre eux. Un jour, il m’a raconté sa vie pour que je la note, parce qu’il craignait que ses arrière-petits-enfants n’en sachent rien. Le récit a été transmis, en voici une version légèrement modifiée.

Fils de Gaston et Lucille L***, issu d’une famille installée depuis très longtemps dans les environs de L*** (Orne), Valentin était un petit garçon tout blond. Ses parents se sont séparés quand il avait deux ans et demi, ce qui était peu courant à l’époque, et le tribunal a décidé qu’il vivrait chez son père. Celui-ci l’a confié à un couple de cousins, Gustave et Juliette D***, qui habitaient une modeste ferme en campagne, près de L***. Si Valentin voyait assez souvent son père qui habitait les environs, il voyait moins sa mère, qui avait déménagé du côté de L’Aigle. Au bout d’un temps, les D***, qui n’avaient pas d’autre enfant, ont fini par l’adopter. Pour aller à l’école, il faisait trois kilomètres à travers champs, jusqu’au village. En hiver, il apportait une bûche pour le poêle à bois qui chauffait la classe, tenue par l’instituteur M. Hocet. L’école de garçons comportait quarante-cinq élèves, l’école de filles à peu près autant. Une bêtise dont il se souvient : un jour, il a grimpé à un arbre pour voler des ce­rises. Avec des camarades, il jouait à attraper des hanne­tons, à les attacher par une patte à bâton et à les faire tourner. Continuer la lecture de « Vie et aventures de Valentin L*** »

Un futur d’utopie politique, écrit pour le spectacle À demain, de la compagnie des Grandes Personnes

Dans ce futur-ci, tout le monde a lu le Discours de la servitude volontaire qu’Étienne de la Boétie a écrit à dix-huit ans et en a compris la substance. Rien ne se faisait sans notre assentiment, sans notre passivité. Nous avons servi dans les armées du tyran qui nous opprimait. Nous avons confié notre argent aux banques qui nous ruinaient. Nous avons acheté les produits qui nous empoisonnaient. Nous avons payé les gardiens qui nous surveillaient Nous avons baillé devant nos propres miroirs à alouettes. Nous étions sans cesse complices du crime qui nous tuait, geôliers de la prison qui nous enfermait, agents de la domination qui nous accablait. Nous nous sommes réduits en esclavage, nous nous sommes colonisés nous-mêmes.
Pourtant la solution était simple, elle dormait à portée de la main. Il suffisait de se retirer de ce jeu, de ne plus le cautionner, de ne plus le nourrir, nous qui en étions le socle. « Alors ce grand colosse dont on avait brisé la base, a fondu sous son propre poids et s’est effondré. »