J’ai jadis croisé un poète certainement maudit nommé Alain Morin

Il s’appelait Alain Morin, je l’ai très peu connu. Je ne sais pas ce qu’il est devenu, il est tout à fait oublié, sans doute. Il a écrit une page à laquelle je repense souvent, à cause de ce qu’elle dit de simple et de profond sur la poésie.

Depuis, je me figure souvent le poème comme un texte inscrit sur une boule de papier froissé. On voit certains mots en surface, mais nombreux sont ceux qui se trouvent, invisibles, en dessous. Et l’on peut tenter de déplier le poème, comme on déplie la feuille.

J’écris une phrase et froisse en boule la feuille de papier. Je la vois s’épanouir lentement et respirer sur la table. Elle ne peut être cette sphère parfaite dont je rêve. Il faudrait modeler ses contours en la compressant longuement et fortement dans ses mains. Ainsi la surface plane peut devenir un volume écrit à l’intérieur. Je songe à un livre sphérique dont quelques uns connaîtraient le contenu, la charge abstraite, un secret comprimé dont nul n’oserait défroisser la grandeur signifiante et qui irradierait par la seule volonté de l’écriture emprisonnée dans sa beauté.

Alain Morin, Solitude d’été, André De Rache éditeur, Bruxelles, 1980.

J’ai dans ma bibliothèque un autre recueil : Alain Morin, l’écriture lumière, poèmes, éditions actuelles formes et langages, Uzès, 1970.

Au dos on lit ceci :

Parfois l’impression du mot est telle
Qu’il apparaît en intaille au verso de la page.
Le mot traverse toutes les pages du livre
Le bois de la table
Le sol
La terre.

Vertu des arbres

Plus je te vois, plus j’aime les arbres. Tu causes, tu menaces, tu ironises, tu cries, tu insultes ; ils se taisent, tout au plus ponctuent-ils le silence.
Tu gesticules ; ils penchent parfois, par grand vent.
Tu bats des bras comme un moulin ; ils n’effraient pas les oiseaux.
Tu cours, tu files, on croirait que tu cherches à échapper à ton ombre, tu veux être partout à la fois ; ils demeurent.
Tu n’es que surface ; ils sont profondeur. Tu égratignes ; ils creusent.
Tu échauffes ; ils rafraîchissent. Tu me pompes l’air ; ils l’oxygènent.
Pour toi ne valent que le neuf, le récent, le bruyant ; ils pérennisent.
Tu fermes, tu claquemures ; il s’étendent et il s’offrent.
Tu es une sorte d’enfant malfaisant poussé en graine ; ils sont grands.

Photographie de P.-A. Touge

Fascinant « Facino Cane », ou le retour à Balzac pour une leçon sur l’art du roman

Chez moi, l’observation était déjà devenue intuitive, elle pénétrait l’âme sans négliger le corps ; ou plutôt elle saisissait si bien les détails extérieurs qu’elle allait sur-le-champ au-delà ; elle me donnait la faculté de vivre la vie de l’individu sur lequel elle s’exerçait en me permettant de me substituer à lui comme le derviche des Mille et une Nuits prenait le corps et l’âme des personnes sur lesquelles il prononçait certaines paroles.

Balzac, Facino Cane.

Une nuit d’hiver, on se souvient de Valéry Larbaud et d’A. O. Barnabooth

MADAME TUSSAUD’S

Il me semble que toute la sagesse du monde
Est dans les yeux de ces bonshommes en cire.
Je voudrais être enfermé là toute une nuit,
Une nuit d’hiver, par mégarde,
Surtout dans la salle des criminels,
Des bons criminels en cire,
Faces luisantes, yeux ternes, et corps — en quoi ?
Mais, est-ce que ça leur ressemble vraiment ?
Alors pourquoi les a-t-on enfermées, électrocutées ou pendus,
Pendant que leur image muette reste ici ?
Avec des yeux qui ne peuvent pas dire les horreurs souffertes,
Mais qui rencontrent des yeux partout, sans fin, sans fin.
Les ferment-ils au moins la nuit ?

Valéry Larbaud, Les Poésies d’A.O. Barnabooth

Inspirés par les lettres de l’alphabet, quelques petits poèmes prosaïques

D’abord, il aurait voulu être épis de blé, puis faux, puis simplement fil de la faux, soigneusement affûté, et enfin, plus simplement encore, juste l’élan du faucheur, au moment précis où il va laisser la lame retomber : vrai, il ne cesse de changer d’avis.

Lui, toujours dans son dos, comme quelque chose qui le pousse, le bouscule, l’envoie de l’avant, avec malignité. S’il se retourne, rien, personne, tout est droit et plat. Il craint de finir bossu.

Là, l’espace est bizarrement neutre, efféminé mais sans charme : on y est vide, on y est en vacance. Des aspirations contradictoires nous emplissent la poitrine sans nous mener nulle part. On peut y rester longtemps, comme dans des sables mouvants, malgré l’absence des sirènes.
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Du Claudel… L’escargot, vous comprendrez un jour pourquoi

I

Le colimaçon quand on
Lui adresse une critique
Rentre à l’intérieur de son
Système philosophique…

II

Un amant à moitié fou
Pour une femme sans mérite
Criait : « Passion maudite ! »
L’escargot lui dit : « J’m’en fous,
Moi, je suis hermaphrodite ! »

III

Tout au fond de l’escargot vide,
Se trouve un palais splendide,
Orné d’un miroir si petit
Que, pour y voir comme on est mis,
Il faut être une fourmi.

Extrait des précieuses Leçons d’apocalypse de Le Sidaner

L’alerte

La télévision avait annoncé l’imminence de l’attaque. Serait-ce une bombe, des bactéries, quelque arme encore inconnue ?
Chacun savait depuis longtemps son rôle. Aussi ne se produit-il aucun trouble lorsque les sirènes avertirent la population de gagner les abris. Elle vécut là de nombreuses semaines au terme desquelles les responsables tentèrent une sortie.
Les examens de l’air, du sol, de l’eau n’ayant rien donné d’alarmant, ils décidèrent le retour à la surface.
À première vue, rien n’avait changé.
Pourtant, chacun était convaincu d’une rupture avec les siècles passés. Cela avait eu lieu, ce moment redouté ne pourrait jamais plus se reproduire. Restait à découvrir en quoi l’apocalypse avait consisté.
Un vieillard se prétendit débarrassé de ses douleurs, une femme stérile donna naissance à des jumeaux. D’autres événements encore donnèrent à penser que la réponse était proche. Il n’en fut rien.
Alors quelqu’un répandit la nouvelle qu’il ne s’était en réalité rien passé.
On s’empressa de le bannir. L’Histoire ne put reprendre ses droits.

J.-M. LE-SIDANER

Un épisode peu connu de la vie du philosophe stoïcien Sénèque

Quand Sénèque était en exil en Corse et qu’il se languissait dans la tour qui domine la vallée de Luri, il descendait parfois au hameau de Sorbu pour courtiser une jeune fille qu’il avait repérée alors qu’elle lavait du linge dans le torrent. Hélas, on a beau être un stoïcien rassis, on n’en est pas moins homme. Les yeux noirs de la belle l’avait ensorcelé. Mais un beau jour, le père de la demoiselle l’a surpris, l’a saisi de son bras noueux et l’a fouetté d’importance avec une poignée d’orties qui poussaient là. Depuis, dans la vallée, on les appelle « herbes à Sénèque ». Il paraît que le philosophe n’est plus redescendu de la tour jusqu’au jour où on l’a rappelé à Rome…

Ensemble, insultons l’Empereur

Ogrillon de Corse, croisé de prince, de prêtre et de Grec, d’histrion, de ribaud et de bourreau, sorte de métis de Bonaparte et de Macaire, de Machiavel et de Mandrin, de marquis de Sade et de Torquemada, Napoléon de nuit, Napoléon coupe-bourse ! Ni paix ni trêve avec cet homme… Il est honteux de vieillir sous lui. Esclave qui le laisse régner.

La Commune révolutionnaire de Londres (Pyat, Boichot et Caussidière)

P.-S. Il me semble que le Grec, dans l’argot du temps, est un tricheur.