Rappelons la violence destructrice et salutaire de René Daumal

Il s’en faut que j’y parvienne ! Même dans la prose, dans la parole et l’écriture ordinaires, — comme dans tous les aspects de ma vie quotidienne — tout ce que je produis est gris, pie, souillé, mêlé de lumière et de nuit. Alors, je reprends la lutte après coup. Je me relis. Parmi mes phrases, je vois des mots, des expressions, des parasites qui ne servent pas la Chose-à-dire ; une image qui a voulu être étrange, un calembour qui s’est cru drôle, une pédanterie d’un certain cuistre qui devrait bien rester assis à son bureau, au lieu de venir jouer du flageolet dans mon quatuor à cordes, et, chose remarquable, du même coup c’est une faute de goût, de style ou même de syntaxe. La langue elle-même semble agencée pour me déceler les intrus. Peu de fautes sont de technique pure. Presque toutes sont mes fautes. Et je raie, et je corrige, avec la joie qu’on peut avoir à se couper du corps un morceau gangrené.

1941

René Daumal, Poésie noire et poésie blanche, Poésie/Gallimard.

Baudelaire : projet inachevé d’un épilogue pour l’édition de 1861 des Fleurs du Mal

Tranquille comme un sage et doux comme un maudit,
— j’ai dit:
Je t’aime, ô ma très belle, ô ma charmante…
Que de fois…
Tes débauches sans soif et tes amours sans âme,
Ton goût de l’infini
Qui partout, dans le mal lui-même, se proclame,

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Mon ennemi en chantier.

Je suis mon propre ennemi. Et la guerre dure.
Aussitôt que je me vois, je m’arrache le masque, j’expose mes mensonges, je dénonce mes prévarications.
Ennemi de moi-même, je suis un chasseur sans merci, qui me traque, me piste, me débusque, qui s’attache à sa proie.
Si d’aventure je me perds de vue, bientôt je me retrouve et la lutte reprend, ardente.
Hélas, je ne prends l’avantage que pour un moment, les forces sont trop égales, à la fin mon adversaire se libère. La poursuite recommence. Elle ne cesse plus.

Le 13 juin 2009

Le 13 juin 2009 je serai à Jaligny sur Besbre dans l’Allier, car dans une vie antérieure j’y ai reçu le prix René Fallet pour un premier roman. C’est la Journée littéraire de l’association « Agir en pays jalinois ».

Un spectacle d’après Henri Michaux ?

Je vous écris d’un pays lointain
la cie passages vous invite à découvrir:
« je vous écris d’un pays lointain »
petite forme spectaculaire et apicole d’ombres et de bougie,
inspirée par le poème éponyme de Henri MICHAUX
réalisé par Sabine Rosnay et Violaine Roméas
avec la musique de Hervé Bourde à la flûte alto

Un miracle assurément, non pas misérable, mais ténu.
De ce spectacle, on dira seulement que son charme tient pour beaucoup à son dépouillement et à son extrême fragilité. La flûte, le cadre de bois vraisemblablement tiré d’une ruche, l’écran de papier calque sur lequel de simples hiéroglyphes sont tracés, la flamme du tronçon de bougie qui vacille, tout est d’une extrême délicatesse, tout est dangereusement frêle et c’est précisément là qu’est l’enchantement. On assiste à un spectacle qu’un rien, craint-on, suffirait à renverser et à réduire à néant. La voix de la diseuse, elle-même, est discrète et le spectacle se vit dans une tension que suscite la peur de le voir disparaître. Et pourtant, il est là, il vit, souvent nostalgique, parfois drôle. Et ces lettres adressées de très loin, de trop loin sans doute pour que celle qui écrit revoie jamais leur destinataire, tracent une expérience philosophique qui est à nos yeux l’expérience par excellence, celle qui porte un regard autre, un regard étranger sur nos réalités les plus quotidiennes, feuilles, nuées, mer, soupirs, qui ressuscite la peur, l’embarras, le vertige qu’elles peuvent provoquer la première fois qu’on est en contact avec elles. Parce que réellement le monde est autre, et il est surprenant, ce que seules l’habitude ou la lassitude font oublier. Au delà de la science et de ses computations, au delà de nos perceptions inexactes s’étend le continent infiniment obscur de la réalité. Et Henri Michaux est un guide sans pareil, quand il est question de perdre ses certitudes.
En plus de cette dimension philosophique, le travail de la compagnie passages restitue également la part de l’intime et de l’affectif de cette correspondance à une seule voix, qui se construit d’ailleurs au fur et à mesure, puisqu’au départ la femme qui parle « dit » et qu’à la fin seulement il est écrit qu’elle « écrit ». On sent bien que les retrouvailles qu’elle espère risquent de n’avoir jamais lieu, elle écrit d’un pays si lointain, où, à suivre le texte, il semble que ne vivent que des femmes, qu’on se demande s’il ne se trouve pas au-delà du fleuve que personne ne peut traverser plus d’une fois.
L’idée de confier à chaque spectateur un fragment de poème dans une enveloppe, pour qu’il l’envoie à un autre des spectateurs prolonge heureusement la correspondance dans son au-delà, celui de la vie quotidienne.

Au dernière nouvelle, le flutiste va laisser place à un violoncelliste… Le mystère persiste.

Compagnie Passages
«Le Champ-Feuillet»
72400  Avézé
Tél. : 02 43 71 87 49//01 43 49 40 87
Fax :
Email :violaine.romeas@laposte.net

La pédagogie de notre maître Nasr Eddin Hodja

Nasr Eddin est en train de donner la leçon à ses jeunes élèves, lorsque entre dans la salle de classe le père de l’un d’eux. Il vient offrir au Hodja une magnifique assiette de baklavas, qu’il n’a naturellement pas l’intention de partager avec ces garnements.

Malheureusement pour lui, le maître, presque au même instant, est appelé au dehors pour une affaire urgente. Non sans avoir posé l’assiette sur une haute étagère, il déclare en sortant :

– Surtout, les enfants, n’y touchez pas ! Ces friandises sont empoisonnées, et en manger vous ferait mourir.

À peine a-t-il le dos tourné, que les enfants, qui n’ont pas cru un mot de cette histoire, s’emparent de l’assiette et lui règlent son compte avec délices en moins de temps qu’il ne faut pour le dire.

Lorsque Nasr Eddin revient, il découvre une scène consternante : les enfants se roulent de douleur en gémissant, et à terre gisent les mille morceaux de son bel encrier de porcelaine.

– Vous êtes touts des chenapans ! s’écrie le Hodja, qui a tout de suite constaté la disparition des baklavas. Vous serez sévèrement punis.

– Ô maître ! réussit à dire l’un d’eux dans un râle de douleur, ne parle pas durement. Nous avons été si confus d’avoir cassé ton encrier que nous nous sommes tous suicidés en mangeant les gâteaux empoisonnés.

– Ah ! relevez-vous, chers enfants. Je vous félicite d’avoir si bien compris l’essence de mon enseignement.

Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, préparées et présentées par Jean-Louis Maunoury, Phébus.

Fragment de Guillaume de Saluste du Bartas

Esprit, qui transportas dans l’ardante charrete
Sur les Cieux estoillez le cler-voyant Prophete,
Qui frapant le Jordain de son plissé manteau,
N’aguere avoit fendu le doux fil de son eau :
Enleve moy d’ici, si que loin, loin de terre,
Par le Ciel azuré de cercle en cercle j’erre.
Vueille estre mon cocher, fay qu’aujourd’hui mon cours
Acompagne le char de l’astre enfante-jours :
Qu’à la coche de Mars je joigne ores ma coche,
Et qu’ore de Saturne, or’ du Croissant j’approche :
Afin qu’ayant apris de leurs flambans chevaux
La force, le chemin, la clarté, les travaux,
Ma muse d’une voix saintement eloquente
Au peuple aime-vertu puis apres les rechante :
Sur le pole attirant les plus rebelles cœurs
Par l’eymant ravisseur de ses accens veincueurs.

Guillaume du Bartas, La Sepmaine, « Quatrième Jour », 1581.

Contemplation végétative

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D’accord, les arbres ne sont pas d’un abord facile : si l’on essaie de s’y adosser, la nuque fait souvent un angle inconfortable, la tête peine à trouver sa place, et on comprend vite qu’il faut s’y prendre autrement.
Les étreindre, c’est souvent une opération ardue, voire ingrate. Y grimper ? Seulement s’ils consentent des basses branches.
On met longtemps à accéder à la vraie question, celle du rythme.
Celui qui rassemble toute sa patience, toute sa lenteur, fait encore preuve d’une précipitation qui interdit le rapprochement.
Il faudrait compter en saisons et non en instants, gagner une hauteur de vue, un enracinement véritablement inhumains.
Si l’on tente de respirer à leur rythme, on risque l’asphyxie ; les bras peinent à garder la pose et au bout des doigts, si rarement des fruits…
Hélas, l’érection prolongée devient vite douloureuse.
Sans doute devrait-on d’abord être berger d’animaux horizontaux pour une décennie, appuyé sur un bâton, puis sentinelle sur une frontière abandonnée pendant un siècle, pour s’y préparer.
Et puis peut-être encore mime, mais mime économe de gestes, au point d’être presque immobile, pour un public absent et puis encore veilleur de nuit, qu’il pleuve ou qu’il vente, juste quelques siècles.
Et penser écorce, et penser aubier, penser bois, jusqu’à faire souche.